Dans le jardin de la bête
quatre heures trente, au moment où le soleil commençait à se lever. Un des chauffeurs d’Hitler, Erich Kempka, fut frappé par la beauté du jour et la fraîcheur de l’air lavé par la pluie : l’herbe « scintillait dans la lumière matinale ».
Peu après l’atterrissage, Hitler reçut une dernière information qui mit le feu aux poudres : la veille, trois mille Sturmtruppen s’étaient déchaînés dans les rues de Munich. Toutefois, on ne lui précisa pas que cette manifestation avait été spontanée, menée par des hommes qui lui étaient fidèles, qui eux-mêmes se sentaient menacés et trahis, et qui craignaient d’être l’objet d’une attaque de l’armée régulière.
La fureur d’Hitler était à son comble. Il déclara que c’était « Le jour le plus noir de [sa] vie ». Il décida qu’il ne pouvait même pas se permettre d’attendre la rencontre avec les chefs des SA prévue plus tard dans la matinée à Bad Wiessee. Il se tourna vers Kempka : « À Wiessee, le plus vite possible ! »
Goebbels appela Göring et prononça le mot de code pour lancer la phase de l’opération à Berlin, un mot d’apparence innocente : « Kolibri . »
Comme l’oiseau.
À Berlin, les derniers feux du crépuscule nordique s’attardaient à l’horizon tandis que, ce vendredi, les Dodd passaient une paisible soirée. L’ambassadeur lisait un livre et mangeait son dessert habituel fait de pêches cuites et de lait. Sa femme laissa ses pensées s’arrêter un moment sur la grande garden-party que son mari et elle avaient prévue à l’occasion de la fête nationale américaine, le 4 juillet, moins d’une semaine plus tard, pour laquelle elle avait convié le personnel de l’ambassade et plusieurs centaines d’autres invités. Bill Jr passait la nuit chez eux et projetait de repartir au volant de la Buick familiale le lendemain matin. Martha attendait aussi avec impatience le matin, où elle avait prévu de faire une autre excursion dans la campagne avec Boris, cette fois pour pique-niquer et se bronzer sur une plage de la région du Wannsee. Dans six jours, elle prenait la route de la Russie.
Dehors, la lueur des cigarettes étoilait le parc, et de temps à autre une grosse voiture décapotable passait à vive allure sur la Tiergartenstrasse. Dans le parc, des insectes tachetaient le halo des réverbères et, dans la Siegesallee – l’allée de la Victoire –, les statues d’un blanc étincelant luisaient tels des fantômes. Bien que plus chaude et plus silencieuse encore, la nuit ressemblait beaucoup à la première que Martha avait passée à Berlin, paisible, baignée par cette sérénité provinciale qu’elle avait trouvée si envoûtante.
Septième partie
QUAND
TOUT A BASCULÉ
47
« F USILLEZ-LES ! »
L e lendemain matin, le samedi 30 juin 1934, Boris vint chercher Martha dans sa Ford décapotable et bientôt, munis d’un pique-nique et d’une couverture, les jeunes gens prirent la route du district de Wannsee au sud-ouest de Berlin. Lieu de rendez-vous galants, le Wannsee avait une histoire turbulente. Devant un lac nommé Kleiner Wannsee – le Petit Wannsee –, le poète allemand Heinrich von Kleist s’était donné la mort en 1811, après avoir abattu sa maîtresse en proie à une maladie incurable. Martha et Boris se dirigeaient vers un petit lac peu fréquenté, tout au nord, appelé Gross Glienicke, le préféré de Martha.
La ville autour d’eux somnolait dans la chaleur naissante. Même si la journée serait encore difficile pour les fermiers et les travailleurs agricoles, elle promettait d’être idéale pour ceux qui comptaient prendre un bain de soleil au bord du lac. Comme Boris roulait vers les abords de la ville, tout paraissait parfaitement normal. D’autres habitants firent rétrospectivement la même réflexion. Les Berlinois « flânaient sereinement dans les rues 1 , vaquaient à leurs occupations », remarqua Hedda Adlon, femme du propriétaire de l’Hôtel Adlon. L’hôtel suivait son rythme coutumier, même si la chaleur du jour risquait d’aggraver les problèmes d’organisation d’un banquet pour le roi de Siam, prévu ce jour-là au Schloss Bellevue – le château de Bellevue – à la bordure nord du Tiergarten, sur la Spree. L’hôtel devait expédier les canapés et les plats dans sa camionnette de livraison au milieu de la circulation, par une température qui devait avoisiner les
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