Dans le jardin de la bête
à l’inaction, leurs uniformes bruns prudemment remisés au placard au moins pour le moment, et la nation pleurait la mort de Hindenburg : une rare sensation de paix s’étendit sur l’Allemagne, permettant à Dodd de méditer sur un sujet empreint de bizarrerie mais cher au fermier de Virginie, que, au fond, il demeurait.
Le dimanche 5 août 1934, Dodd consigna dans son journal un trait du caractère germanique qu’il avait relevé du temps de son séjour à Leipzig et qui persistait sous Hitler : l’amour des animaux, en particulier les chevaux et les chiens.
« À une époque où presque chaque Allemand 17 a peur de prononcer une parole sauf à ses plus proches amis, les chevaux et les chiens semblent si heureux qu’on a l’impression qu’ils ont envie de parler, écrit-il. Une femme capable de dénoncer le manque de “loyauté” d’un voisin, mettant ainsi la vie de celui-ci en danger, jusqu’à peut-être causer sa mort, emmène son bon gros toutou se promener au Tiergarten. Elle chuchote et le dorlote, assise sur un banc, pendant qu’il satisfait aux besoins de la nature. »
En Allemagne, comme Dodd l’avait remarqué, personne ne maltraitait un chien et, par conséquent, les chiens ne craignaient jamais le voisinage des hommes ; ils étaient toujours grassouillets et manifestement bien entretenus : « Seuls les chevaux semblent jouir d’un bonheur comparable, jamais les enfants ni les jeunes. Je m’arrête souvent en chemin vers mon bureau et j’échange quelques mots avec une paire de magnifiques chevaux qui attendent pendant qu’on décharge leur charrette. Ils sont si propres, gras et heureux qu’on a l’impression qu’ils sont sur le point de vous adresser la parole. » Il appelait cela « Le bonheur du cheval » et avait remarqué le même phénomène à Nuremberg et à Dresde. Il savait que cela tenait en partie à la loi, qui interdisait la cruauté envers les animaux et punissait les contrevenants d’une peine de prison ; Dodd trouvait cela profondément bizarre. « À une époque où des centaines d’hommes sont mis à mort sans procès et sans la moindre preuve de leur culpabilité, et quand la population tremble de peur, les animaux possèdent des droits garantis, des droits que des hommes et des femmes ne peuvent espérer pour eux-mêmes. »
Et il ajoutait : « On pourrait facilement souhaiter être un cheval ! »
* En 1933, dans le cadre du New Deal de Franklin D. Roosevelt, le NRA devait aider les entreprises à lutter contre la concurrence sauvage en établissant un code « de bonne conduite », qui devait permettre aux employés de négocier des salaires minimaux et un nombre d’heures de travail hebdomadaire maximal, et aux entreprises de fixer un prix minimal pour la vente des produits. ( NdT. )
53
J ULIETTE N° 2
B oris avait raison. Martha avait préparé un itinéraire trop chargé et, de ce fait, elle ne trouva à son périple aucun agrément. Ce voyage la rendit grincheuse et critique vis-à-vis de Boris et de la Russie, qu’elle voyait comme une terre morne et fatiguée. Boris était déçu. « Je suis très triste 1 d’apprendre que tout ne te plaît pas en Russie, lui écrivit-il le 11 juillet 1934. Il faut que tu abordes ce pays avec un tout autre regard que pour l’Amérique. Tu ne dois pas te contenter d’un coup d’œil superficiel (concernant des mauvais vêtements et une mauvaise nourriture). Je t’en prie, chère Miss, regarde “à l’intérieur”, un peu plus en profondeur. »
Ce qui énervait Martha, de manière injuste, c’était que Boris ne l’avait pas rejointe dans son périple, alors que, peu après son départ, il était également parti en Russie, d’abord à Moscou, puis dans le Caucase pour des vacances. Dans une lettre du 5 août écrite depuis son lieu de villégiature, Boris lui rappelait : « C’est toi qui as décidé 2 que nous n’avions pas besoin de nous retrouver en Russie. » Il reconnut cependant que d’autres obstacles s’étaient interposés, tout en restant vague sur leur nature. « Je ne pouvais pas passer mes vacances avec toi. C’était impossible pour diverses raisons. La plus importante étant que je devais rester à Moscou. Mon séjour à Moscou n’a pas été très heureux, mon sort est toujours en suspens. »
Il se déclarait blessé par ses courriers. « Tu ne devrais pas m’écrire des lettres aussi furieuses. Je ne
Weitere Kostenlose Bücher