Dans le jardin de la bête
l’histoire, à assumer la responsabilité de ces vingt-quatre heures où j’ai dû prendre la décision la plus âpre de ma vie, pendant laquelle le destin m’a de nouveau enjoint de soutenir de toutes mes forces ce qui nous est le plus cher : le peuple allemand et le Reich allemand. »
La salle résonna d’un tonnerre d’applaudissements et la foule entonna le Horst Wessel Lied . Si Dodd avait été présent 3 , il aurait vu deux jeunes filles offrir des bouquets de fleurs à Hitler, toutes les deux en uniforme des Bund Deutscher Mägel, branche féminine des Jeunesses hitlériennes, et il aurait observé Göring monter d’un pas vif à la tribune pour serrer la main d’Hitler, suivi d’une foule de personnalités officielles s’apprêtant à lui présenter leurs félicitations. Göring et Hitler restèrent à côté l’un de l’autre et gardèrent la pose pour les nuées de journalistes qui se pressaient à proximité. Fred Birchall, du New York Times , était présent : « Ils se tinrent face à face sur la tribune 4 pendant presque une minute, main dans la main, les yeux dans les yeux pendant que les flashs crépitaient. »
Dodd éteignit la radio. De ce côté du parc, la nuit était fraîche et sereine. Le lendemain, le samedi 14 juillet, il adressa un télégramme codé au secrétaire Hull : « RIEN DE PLUS RÉPUGNANT 5 QUE DE VOIR LE PAYS DE GOETHE ET BEETHOVEN RETOURNER À LA BARBARIE DE L’ANGLETERRE DES STUARTS OU DE LA FRANCE DES BOURBONS … »
En fin d’après-midi, il consacra deux heures tranquilles à son Vieux Sud , se plongeant dans un autre siècle, plus chevaleresque que celui-ci.
Putzi Hanfstaengl, assuré de sa sécurité par le ministre des Affaires étrangères von Neurath, prit le bateau pour rentrer. Quand il arriva à son bureau, il fut frappé par l’air sombre, hébété, des membres de son équipe. Ils se comportaient, écrit-il, « comme s’ils étaient sous chloroforme » 6 .
La purge d’Hitler est restée célèbre sous le nom de « La Nuit des longs couteaux » et, rétrospectivement, elle est considérée comme un des épisodes clés de son ascension, le premier acte dans la grande tragédie de la conciliation. Sur le moment, toutefois, personne n’en saisit l’importance. Aucun gouvernement ne rappela son ambassadeur ni ne protesta ; la population ne manifesta pas sa révulsion.
La réaction la plus satisfaisante de la part d’un personnage public aux États-Unis fut celle du général Hugh Johnson, administrateur de la National Recovery Administration * , qui était désormais connu pour ses discours immodérés sur une variété de sujets. (Quand une grève générale avait eu lieu à San Francisco en juillet, menée par un docker originaire d’Australie, Johnson avait appelé à l’expulsion de tous les immigrants.) « Il y a quelques jours, en Allemagne 7 , des événements sont intervenus qui ont choqué le monde, déclara Johnson lors d’une intervention publique. Je ne sais comment ils vous affectent, mais moi, j’en suis malade… pas au sens métaphorique, mais physiquement et très sérieusement malade. L’idée que des hommes adultes, responsables, puissent être arrachés à leur foyer, placés le dos contre le mur et fusillés, est innommable. »
Le ministère allemand des Affaires étrangères protesta. Le secrétaire Hull répliqua que Johnson « s’exprimait à titre personnel et pas au nom du Département d’État ou de l’Administration américaine ».
Le manque de réaction tenait en partie au fait que beaucoup de gens, en Allemagne et dans le reste du monde, trouvaient plus commode de croire Hitler quand il affirmait avoir réprimé une rébellion imminente qui aurait causé un bain de sang infiniment pire. Il ne tarda pas à apparaître clairement, toutefois, que le récit d’Hitler était faux. Dodd parut tout d’abord porté à croire 8 qu’un complot avait réellement eu lieu, mais il devint vite sceptique. Un fait semblait clairement réfuter la position officielle : quand Karl Ernst, le chef des SA de Berlin, avait été arrêté, il s’apprêtait à partir en croisière pour sa lune de miel, ce qui n’est pas précisément le comportement de quelqu’un qui prépare un coup d’État pour ce même week-end. On ne sait pas si Hitler a cru d’abord à son propre scénario. Certainement Göring, Goebbels et Himmler avaient fait tout leur
Weitere Kostenlose Bücher