Dans le jardin de la bête
l’ai pas mérité. J’étais déjà très triste à Moscou après certaines de tes lettres, puisque je te sentais loin et inaccessible. Mais après ton message plein de colère, je suis plus que triste. Pourquoi as-tu fait ça, Martha ? Que s’est-il passé ? Ne peux-tu pas rester deux mois loin de moi ? »
Tout comme elle avait brandi d’autres amants pour blesser son ex-mari, Bassett, elle fit comprendre à Boris qu’elle pourrait renouer avec Armand Bérard, le diplomate français. « Tu me menaces aussitôt d’Armand ? répond-il. Je ne peux rien te dicter ni te conseiller. Mais ne commets rien de stupide. Reste calme et ne détruis pas toutes les bonnes choses que nous avons ensemble. »
À un moment donné de son voyage, Martha avait été contactée par des émissaires 3 du NKVD soviétique qui cherchaient à la recruter en tant que source d’information clandestine. Il est probable que Boris reçût l’ordre de rester à l’écart pour ne pas interférer pendant cette opération, même s’il a aussi joué un rôle dans son recrutement, d’après les dossiers des services de renseignements exhumés et mis à la disposition des chercheurs par Alexandre Vassiliev, un des grands spécialistes de l’histoire du KGB (lui-même ancien membre de l’agence). Les supérieurs de Boris trouvaient qu’il ne se démenait pas assez pour formaliser le rôle de Martha. Il fut rappelé à Moscou puis muté à l’ambassade de Bucarest, poste qu’il détestait.
Dans l’intervalle, Martha rentra à Berlin. Elle aimait Boris, mais ils restèrent séparés ; elle sortait avec d’autres hommes, y compris Armand Bérard. À l’automne 1936, Boris fut de nouveau transféré, à Varsovie cette fois. Le NKVD chargea un autre agent, un certain camarade Bukhartsev, de recruter Martha. Un compte rendu périodique dans les archives du NKVD indique : « Toute la famille Dodd 4 hait le national-socialisme. Martha possède des contacts intéressants qu’elle utilise afin d’obtenir des renseignements pour son père. Elle entretient des rapports intimes avec certaines de ses fréquentations. »
Malgré leur séparation prolongée, et leurs querelles d’amoureux et les menaces de Martha concernant Armand et d’autres amants, sa liaison avec Boris arriva au point où, le 14 mars 1937, lors d’un deuxième séjour à Moscou, elle adressa à Staline une demande d’autorisation 5 de mariage. Nul ne sait si Staline a jamais vu ou répondu à sa requête, mais le NKVD considérait leur idylle d’un œil mitigé. Même si les maîtres de Boris prétendaient ne pas avoir d’objection à leur union, ils semblaient aussi désireux, parfois, de placer Boris en retrait afin de mieux centrer l’objectif sur Martha. À un moment donné, l’agence ordonna qu’ils restent séparés pendant six mois « dans l’intérêt de nos affaires » 6 .
Il se trouve que Boris était encore plus réticent que Martha n’aurait pu l’imaginer. Dans une note rageuse à ses supérieurs à Moscou datée du 21 mars 1937, Boris se plaignait : « Je ne comprends pas bien 7 pourquoi vous accordez autant d’attention à notre mariage. Je vous ai demandé de lui signifier que c’était généralement impossible et que, de toute façon, cela ne pourra pas se produire avant plusieurs années. Vous avez parlé de façon plus optimiste de cette question, en ordonnant un délai de seulement six mois ou un an. » Mais qu’arriverait-il alors ? demanda-t-il. « Six mois sont vite passés, et qui sait ? Elle risque de présenter une note que ni vous ni moi ne pourrons payer. Ne vaut-il pas mieux lui faire des promesses un peu moins appuyées si vous lui en avez effectivement fait ? »
Dans la même note, il appelle Martha : « Juliette n° 2 » 8 . Le spécialiste du KGB Alexandre Vassiliev et Allen Weinstein, dans leur livre The Haunted Wood , y voient le signe qu’il existait peut-être une autre femme dans sa vie, une « Juliette n° 1 ».
Martha et Boris se retrouvèrent à Varsovie en novembre 1937, après quoi Boris envoya un rapport à Moscou. La rencontre s’était « bien passée 9 , écrit-il. Elle était de bonne humeur ». Elle était toujours décidée à l’épouser et attendait « l’accomplissement de notre promesse malgré les mises en garde de ses parents selon lesquels cela ne la mènerait nulle part ».
Mais, de nouveau, Boris témoignait d’un
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