Dans le jardin de la bête
commis d’une épicerie dénonça à la police une cliente excentrique qui s’était entêtée à réclamer ses trois pfennigs de monnaie. Le commis l’accusa de n’avoir pas payé ses impôts. Les Allemands se dénonçaient les uns les autres avec un tel entrain que les cadres supérieurs du Parti pressèrent la population de faire preuve d’un plus grand discernement concernant les affaires à signaler à la police. Hitler le reconnut lui-même, dans une note au ministre de la Justice : « Nous vivons à présent 18 dans un océan de dénonciations et de mesquinerie. »
Un des pivots de cette « mise au pas » fut l’insertion de la « clause de l’aryanité » dans la loi de la fonction publique allemande, qui excluait de fait les Juifs des emplois dans l’administration. Des arrêtés supplémentaires et des rancœurs locales limitaient sévèrement les Juifs d’exercer la médecine et de devenir avocats. Aussi lourdes et dramatiques que fussent ces restrictions pour les Juifs, les touristes et autres observateurs occasionnels ne les remarquaient guère, en partie parce que les Juifs allemands n’étaient pas très nombreux. En janvier 1933, seulement 1 % 19 environ des soixante-cinq millions d’Allemands étaient juifs, et la plupart étaient regroupés dans les grandes villes, ce qui laissait une présence négligeable dans le reste du pays. Près du tiers – à peine plus de cent soixante mille – habitaient à Berlin, mais ils constituaient moins de 4 % des 4,4 millions de Berlinois et beaucoup vivaient dans des quartiers contigus qui restaient généralement à l’écart des itinéraires touristiques.
Et même parmi les Juifs allemands, beaucoup ne perçurent pas le sens véritable de ce qui était en train de se produire. Cinquante mille le comprirent et quittèrent l’Allemagne dans les semaines qui suivirent l’accession d’Hitler au poste de chancelier, mais la plupart restèrent. De fait, dans le courant de l’année 1933, une dizaine de milliers d’émigrés 20 revinrent. « Presque personne ne pensait 21 qu’il fallait prendre au sérieux les menaces contre les Juifs, remarquait Carl Zuckmayer, un écrivain juif. Beaucoup de Juifs eux-mêmes considéraient les féroces tirades antisémites des nazis comme de la simple propagande, un argument auquel les nazis renonceraient dès qu’ils seraient au gouvernement et auraient la charge des responsabilités publiques. » Bien qu’un chant populaire des SA s’intitulât « Quand le sang juif jaillit sous mon couteau », au moment de l’arrivée de l’ambassadeur et de sa famille, la violence contre les Juifs avait commencé à décliner. Les incidents étaient sporadiques, isolés. « Il était facile de se rassurer 22 , note l’historien John Dippel dans une étude sur les raisons pour lesquelles tant de Juifs sont restés en Allemagne. En surface, la vie quotidienne restait en grande partie identique à la période avant l’accession d’Hitler au pouvoir. Les attaques des nazis contre les Juifs étaient comme un coup de tonnerre dans un ciel clair : elles arrivaient et cessaient rapidement, laissant place à un calme inquiétant. »
L’indicateur le plus visible de la mise au pas fut l’apparition brutale du salut hitlérien, ou Hitlergruss . Il était suffisamment inédit aux yeux du monde extérieur pour que le consul général Messersmith lui consacre une dépêche entière en date du 8 août 1933. Le salut, écrit-il 23 , n’avait aucun antécédent moderne, à l’exception du salut des soldats en présence d’un officier supérieur, plus conventionnel. Ce qui distinguait particulièrement cette pratique, c’était que tout le monde était censé saluer, même dans les rencontres les plus banales. Les boutiquiers saluaient les clients. Il était exigé des enfants qu’ils saluent leurs maîtres plusieurs fois par jour. À la fin des représentations théâtrales, un rituel récent exigeait du public qu’il se lève et salue en chantant d’abord l’hymne national, Deutschland über alles , puis l’hymne des SA intitulé le Horst Wessel Lied , ou Le Chant de Horst Wessel , du nom de son compositeur, un voyou SA tué par des communistes mais que la propagande nazie avait transformé en héros. Le public allemand pratiquait le salut avec tant d’empressement que sa répétition incessante le rendait presque comique, surtout dans les couloirs des
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