Dans le jardin de la bête
mille cigarettes. »
La famille Dodd emprunta la Siegesallee – l’avenue de la Victoire – bordée des quatre-vingt-seize statues et bustes des dirigeants prussiens passés, avec parmi eux Frederick le Grand, plusieurs autres Frederick de moindre stature, et d’anciennes célébrités telles qu’Albert l’Ours, Henri l’Enfant et Otho le Paresseux. Les Berlinois les appelaient les Puppen – des poupées. Dodd disserta sur l’histoire de chacun, révélant la connaissance détaillée de l’Allemagne qu’il avait acquise à Leipzig trente ans plus tôt. Martha sentait que ses mauvais pressentiments s’étaient dissipés. « À coup sûr, ce fut 45 une des soirées les plus heureuses que nous avons passées en Allemagne, écrit-elle. Nous étions tous pleins de joie et de paix. »
Son père aimait l’Allemagne depuis son séjour à Leipzig, où chaque jour une jeune femme apportait des violettes fraîches dans sa chambre. À présent, ce premier soir, tandis qu’ils marchaient dans l’avenue de la Victoire, Martha se sentit envahie par un élan d’affection pour ce pays. La ville, l’atmosphère générale ne ressemblaient en rien à ce que les actualités aux États-Unis donnaient à entendre. « J’eus l’impression que la presse 46 avait grandement calomnié le pays et je voulais faire connaître le comportement chaleureux et la gentillesse des gens, la douce nuit d’été avec le parfum des arbres et des fleurs, la sérénité des rues. »
Cela se passait le 13 juillet 1933.
* Un autorail rapide diesel-électrique, lancé le 15 mars 1933, sur la ligne Hambourg-Berlin. ( NdT .)
Deuxième partie
SE LOGER SOUS
LE TROISIÈME REICH
6
S ÉDUCTION
A u cours des premiers jours à Berlin, Martha prit froid. Comme elle était en convalescence à l’Esplanade, elle reçut la visite d’une Américaine, Sigrid Schultz, qui était, depuis quatorze ans, la correspondante à Berlin du Chicago Tribune , l’ancien employeur de Martha, et devenue en outre son correspondant en chef pour l’Europe centrale. Schultz avait quarante ans, faisait un mètre soixante – comme Martha – avec les cheveux blonds et les yeux bleus. « Un peu grassouillette 1 , selon les termes de Martha, avec une profusion de cheveux dorés. » Malgré sa taille et son air de chérubin, Schultz était connue des autres correspondants de presse et des responsables nazis pour sa ténacité, son franc-parler et son cran. Elle figurait sur toutes les listes des diplomates et fréquentait les réceptions données par Goebbels, Göring et les autres hiérarques du Parti. Göring prenait un plaisir pervers à l’appeler « Le dragon de Chicago » 2 .
Schultz et Martha bavardèrent tout d’abord de choses et d’autres, mais la conversation porta bientôt sur la transformation rapide de Berlin ces derniers six mois, depuis que Hitler était chancelier. Schultz évoqua des actes de violence à l’égard des Juifs, des communistes et de quiconque les nazis considéraient comme hostile à leur révolution. Dans certains cas, les victimes avaient été des ressortissants américains.
Martha riposta que l’Allemagne était au milieu d’une renaissance historique. Ces incidents qui s’étaient produits n’étaient certainement qu’un effet involontaire de l’enthousiasme débridé qui s’était emparé du pays. Dans les quelques jours depuis son arrivée, Martha n’avait rien vu qui vînt corroborer les récits de Schultz.
Mais celle-ci continua, racontant des passages à tabac et des internements arbitraires dans des camps « sauvages » – des prisons improvisées qui avaient poussé partout dans le pays sous l’autorité d’escadrons paramilitaires nazis – et dans des lieux de détention en bonne et due forme, qu’on appelait désormais des camps de concentration. En allemand, cela se disait Konzentrationslager , ou KZ. L’ouverture d’un de ces camps 3 était intervenue le 22 mars 1933, son existence révélée lors d’une conférence de presse donnée par un éleveur de poulets de trente-deux ans devenu le préfet de police de Munich, Heinrich Himmler. Le camp occupait une ancienne usine de munitions à un court trajet en train de Munich, à la lisière du charmant village de Dachau, et hébergeait désormais des centaines de prisonniers, peut-être des milliers – personne ne savait exactement –, arrêtés pour la plupart sans chef d’inculpation précis mais
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