Dans le jardin de la bête
Sturmtruppen n’oseraient pas provoquer un tollé international en faisant une descente dans la maison que partageait l’ambassadeur américain. De leur côté, les Dodd disposeraient de tous les agréments d’une maison de ville, pour une fraction de son coût réel, dans un cadre assez imposant pour affirmer la puissance et le prestige des États-Unis et avec suffisamment d’espace pour recevoir à l’aise les invités officiels et les membres du corps diplomatique. Dans une lettre au président Roosevelt, Dodd exultait : « Nous avons une des plus belles résidences de Berlin 4 pour cent cinquante dollars par mois, du fait que le propriétaire est un Juif riche, très disposé à nous accueillir. »
Panofsky et Dodd signèrent un accord amiable d’une page, bien que Dodd eût encore quelques scrupules. Il adorait le calme, les arbres, le jardin et la perspective de continuer à se rendre à pied à son bureau chaque matin, mais il trouvait la maison trop opulente et l’appelait, pour se moquer, « notre nouveau manoir ».
Une plaque ornée de l’image de l’aigle américain fut apposée sur la grille de l’entrée de la résidence et, le samedi 5 août 1933, Dodd et sa famille quittèrent l’Esplanade pour s’installer dans leur nouveau foyer.
Dodd reconnut plus tard que, s’il avait su quelles étaient les véritables intentions de Panofsky concernant l’usage du quatrième étage au-delà du fait d’y loger avec sa mère, il n’aurait jamais accepté le bail.
Les arbres et le jardin 5 remplissaient l’espace, qui était ceinturé par une haute grille sertie dans un muret de brique à la hauteur du genou. Les piétons entraient dans l’enceinte en passant une porte formée de barres métalliques verticales ; en voiture, on traversait un haut portail surmonté d’une arche élaborée en fer forgé avec une sphère translucide au centre. La porte d’entrée de la maison était invariablement dans l’ombre et formait un rectangle noir à la base de la façade arrondie, comme une tour, qui s’élevait sur toute la hauteur du bâtiment. La particularité architecturale la plus notable était une avancée imposante sur une hauteur d’environ un étage et demi qui faisait saillie sur le devant et formait une porte cochère au-dessus de l’allée et servait de galerie pour exposer des peintures.
L’entrée principale et le hall étaient au rez-de-chaussée, et à l’arrière se trouvait le centre névralgique de la maison : les quartiers des domestiques, la buanderie, la chambre froide, diverses pièces et remises pour les provisions, un office et une énorme cuisine, que Martha décrivit comme faisant « deux fois la taille d’un appartement new-yorkais courant » 6 . En entrant dans la maison, les Dodd pénétrèrent dans un grand vestibule flanqué de penderies des deux côtés, puis un escalier élaboré conduisant à l’étage principal.
C’est là que le joyau de la maison apparaissait dans toute sa splendeur. Sur le devant, derrière la façade incurvée formant comme une tour, se trouvait une salle de danse avec une piste ovale au parquet étincelant et un piano recouvert d’un riche tapis à franges, sa banquette tapissée de jaune d’or. Sur le piano, les Dodd placèrent un vase élaboré rempli de grandes fleurs et, à côté, une photographie encadrée de Martha sur laquelle elle paraissait particulièrement belle et d’une sensualité évidente, un choix curieux, peut-être, pour la salle de bal d’une résidence officielle. Un salon de réception avait les murs couverts de damas vert sombre, une autre de satin rose. Une vaste salle à manger était tapissée de rouge.
La chambre des Dodd se trouvait au troisième étage. (Panofsky et sa mère iraient loger juste au-dessus, à l’étage mansardé.) La salle de bains principale était immense, tellement décorée et surfaite qu’elle en était comique, du moins du point de vue de Martha. Le sol et les murs étaient entièrement couverts « de mosaïque colorée et dorée » 7 . Une grande baignoire était surélevée sur une plate-forme, comme exposée dans un musée. « Pendant des semaines, raconte Martha, je hurlais de rire quand je voyais la salle de bains et de temps à autre, pour m’amuser, je faisais monter mes amis pour la leur montrer quand mon père était absent. »
Même si Dodd continuait de trouver la maison d’un luxe excessif, il dut concéder que la
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