Dans le jardin de la bête
rentré depuis à peine vingt-quatre heures quand un citoyen américain fut de nouveau l’objet d’une agression. La victime, cette fois, était un chirurgien de trente ans, Daniel Mulvihill, qui habitait à Manhattan mais exerçait dans un hôpital de Long Island et se trouvait à Berlin pour étudier les techniques d’un célèbre chirurgien allemand. Dans une dépêche sur l’incident, Messersmith précisait que Mulvihill était « un citoyen américain très respectable 1 et il n’est pas juif ».
L’attaque correspondait à un modèle qui allait devenir un classique du genre : le soir du mardi 15 août, Mulvihill marchait sur Unter den Linden pour se rendre dans une pharmacie quand il s’arrêta pour regarder un cortège de membres des SA en uniforme qui s’approchaient. Les chemises brunes rejouaient pour un film de propagande le défilé triomphal sous la porte de Brandebourg qui avait eu lieu le soir de l’accession d’Hitler au poste de chancelier. Mulvihill observait sans se rendre compte qu’un SA s’était détaché du groupe et venait dans sa direction. Sans crier gare, l’homme frappa violemment Mulvihill sur le côté droit de la tête, puis rejoignit calmement les rangs. Les spectateurs expliquèrent au chirurgien sonné qu’il avait probablement été pris pour cible parce qu’il avait négligé de faire le salut hitlérien à leur passage. C’était le douzième cas de violence majeur contre un Américain depuis le 4 mars.
Le consulat américain protesta immédiatement et, le vendredi soir, la Gestapo annonça avoir arrêté l’agresseur. Le lendemain, samedi 19 août, un haut fonctionnaire avisa le vice-consul Geist qu’un ordre avait été donné aux SA et aux SS spécifiant que les étrangers n’étaient pas censés faire ou rendre le salut nazi. Le représentant déclara également que le chef de la division des SA de Berlin, un jeune officier appelé Karl Ernst, rendrait personnellement visite à Dodd au début de la semaine suivante en vue de présenter ses excuses pour cet incident. Le consul général Messersmith, qui avait rencontré Ernst auparavant, le décrit ainsi : « Très jeune, très énergique 2 , direct, passionné », mais il émanait de lui « l’aura de brutalité et de force caractéristique des SA ».
Ernst arriva comme promis. Il claqua les talons, salua et aboya « Heil Hitler ! » . Dodd le remercia pour son salut, mais sans le lui rendre. Il écouta les « regrets sincères » 3 de Ernst et l’entendit lui promettre qu’une telle attaque ne se reproduirait pas. Ernst semblait penser qu’il avait fait son devoir, mais alors Dodd l’invita à s’asseoir et, retrouvant son rôle coutumier de père et de professeur, il le sermonna rudement sur le comportement regrettable de ses hommes et ses éventuelles conséquences.
Décontenancé, Ernst affirma qu’il avait la ferme intention de mettre fin à ces agressions. Puis il se leva, se remit au garde-à-vous, salua de nouveau, « s’inclina à la prussienne » et partit.
« Cela ne m’a nullement amusé », souligne Dodd.
Cet après-midi-là, il signala à Messersmith que Ernst lui avait présenté les excuses qui convenaient.
« Ces incidents vont se reproduire », répondit Messersmith.
Tout au long de la route de Nuremberg, Martha et ses compagnons croisèrent des groupes d’hommes en uniforme de SA, des jeunes et des vieux, des gros et des maigres, qui défilaient et chantaient en brandissant le drapeau nazi. Souvent, comme la voiture ralentissait pour emprunter des rues de village étroites, les badauds se tournaient vers eux et faisaient le salut hitlérien en criant « Heil Hitler ! » , interprétant apparemment les brefs chiffres sur la plaque d’immatriculation – traditionnellement, l’ambassadeur des États-Unis en Allemagne avait le numéro 13 – comme la preuve que ceux qui se trouvaient à l’intérieur devaient appartenir à la famille d’un cacique du Parti à Berlin. « L’allégresse générale était contagieuse 4 et je criais “ Heil ! ” aussi vigoureusement que tout bon nazi », écrit Martha dans ses mémoires. Son comportement consterna son frère et Reynolds, mais leurs sarcasmes ne l’ébranlèrent nullement. « Je me sentais comme un enfant, exubérante et insouciante, l’ivresse du nouveau régime ayant sur moi l’effet du vin. »
Vers minuit, ils se garèrent devant leur hôtel à
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