Dans le jardin de la bête
salle de bal et les salons seraient les bienvenus pour les fonctions diplomatiques, pour lesquelles il savait – sans joie – qu’il lui faudrait inviter des dizaines de convives pour ne froisser aucun ambassadeur. Et il adorait le Wintergarten , ou jardin d’hiver, à l’extrémité sud du premier étage, une pièce vitrée qui donnait sur une terrasse carrelée dominant le jardin. À l’intérieur, il pouvait s’allonger sur une chaise longue pour lire ; aux beaux jours, il s’asseyait dehors dans un fauteuil en rotin, un livre sur les genoux, pour profiter du soleil au sud.
La pièce préférée de la famille était la bibliothèque, qui offrait la perspective de soirées d’hiver agréables au coin du feu. Elle était lambrissée de bois sombre, luisant, et de damas rouge, et avait une vieille cheminée imposante dont le manteau émaillé de noir était gravé de forêts et de silhouettes humaines. Les étagères étaient pleines de livres, dont beaucoup étaient anciens et de valeur, d’après Dodd. À certains moments de la journée, la pièce baignait dans la lumière colorée que projetait un vitrail disposé tout en haut d’un mur. Une table recouverte d’une plaque de verre présentait des manuscrits et des lettres de valeur laissés là par Panofsky. Martha aimait particulièrement le vaste sofa de cuir marron, qui deviendrait bientôt un des atouts de sa vie amoureuse. La taille de la maison, l’éloignement des chambres à coucher, le silence des murs gainés de tissu – tout cela se révélerait précieux, de même que l’habitude de ses parents de se retirer de bonne heure en dépit de la coutume courante à Berlin de veiller jusqu’à une heure tardive.
Ce samedi d’août où les Dodd emménagèrent, les Panofsky eurent l’élégance de déposer des fleurs fraîches dans toute la maison, poussant l’ambassadeur à écrire un mot de remerciement. « Nous sommes convaincus 8 que, grâce à vos aimables efforts et à votre prévenance, nous serons très heureux dans votre ravissante demeure. »
Pour la communauté diplomatique, la maison du 27 a Tiergartenstrasse fut bientôt connue comme un refuge où les gens pouvaient exprimer le fond de leur pensée sans crainte. « J’adore y aller 9 en raison de l’esprit brillant de Dodd, de son don aigu de l’observation et de sa langue sarcastique et incisive, écrivait Bella Fromm, la chroniqueuse mondaine. Je m’y plais aussi parce qu’il n’y a pas de cérémonial strict comme dans les autres résidences. » Le prince Louis Ferdinand était un habitué des lieux, qu’il désigne dans ses mémoires comme son « deuxième chez soi » 10 . Il se joignait souvent aux Dodd pour le dîner. « Quand les domestiques étaient hors de portée 11 , nous vidions notre cœur », écrit-il. Parfois, le prince faisait preuve d’une franchise excessive, même pour l’ambassadeur, qui le mettait en garde. « Si vous ne veillez pas à être plus prudent 12 dans vos propos, prince Louis, ils vous pendront un de ces jours. J’assisterai certes à vos funérailles, mais cela ne vous servira guère, je le crains. »
Comme la famille s’installait, il s’établit, entre Martha et son père, un rapport d’aimable camaraderie. Ils échangeaient des blagues et des réflexions pince-sans-rire. « Nous nous adorons 13 , écrivit-elle à Thornton Wilder, et je me vois confier des secrets d’État. Nous nous moquons des nazis et demandons à notre charmant maître d’hôtel s’il a du sang juif. » Le maître d’hôtel – « petit, blond, obséquieux 14 , efficace » – avait été au service du précédent ambassadeur. « Nous parlons surtout politique à table, poursuit-elle dans sa lettre. Père lit des chapitres de son Vieux Sud aux invités. C’est tout juste s’ils ne meurent pas de chagrin et de perplexité. »
Elle releva que sa mère – qu’elle appelait « Son Excellence » – était en bonne santé, « mais un peu nerveuse [et] prend plutôt plaisir à tout cela ». Son père, écrit-elle, « s’épanouit incroyablement », et « semble légèrement pro-allemand ». « J’avoue que nous n’aimons pas trop les Juifs, de toute façon », ajoutait-elle.
Carl Sandburg lui envoya en guise de bienvenue une lettre pleine de divagations, tapée sur deux feuilles de papier ultra-minces, avec un espace à la place des signes de ponctuation : « À présent l’hégire
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