Dans le jardin de la bête

qu’une telle action devrait avoir lieu bientôt. « Si les autres puissances intervenaient maintenant, la moitié de la population l’accueillerait probablement comme une délivrance, précise-t-il. Si elle était retardée trop longtemps, une telle intervention risquerait de trouver une Allemagne pratiquement unie. »
    Un fait était certain, pensait Messersmith : l’Allemagne représentait une grave et réelle menace pour le monde. Il l’appelait « Le point de friction qui peut troubler notre paix pour des années à venir ».
     
    Dodd commença à manifester les premiers signes de découragement et une profonde lassitude.
    « Rien ici ne semble  10  très prometteur, écrit-il à son ami, le colonel House. Et, entre nous, je suis de nouveau très dubitatif quant au bien-fondé d’avoir laissé entendre, au printemps dernier, que je pourrais être de quelque utilité en Allemagne. J’ai un volume du Vieux Sud prêt à paraître ou quasiment prêt. Il doit y en avoir trois autres. J’ai travaillé vingt ans sur le sujet et il me déplaît de courir le risque de ne jamais y mettre fin. » Il conclut : « Et me voilà, à soixante-quatre ans, à mon bureau dix à quinze heures par jour ! En n’allant nulle part. Cependant, si je démissionne, cela risque de compliquer la situation. » À son amie Jane Addams, une réformatrice sociale, fondatrice, à Chicago, de Hull House, une maison pour les pauvres, il écrivit : « Cela met à mal mon travail d’historien  11  et je suis loin d’être sûr d’avoir fait le bon choix en juin dernier. »
    Le 4 octobre 1933, à peine trois mois après son arrivée, Dodd envoya au secrétaire d’État Hull une lettre estampillée « confidentiel et pour vous uniquement ». Invoquant l’humidité de l’automne berlinois, le climat de l’hiver et son absence de vacances depuis mars, Dodd demandait l’autorisation de prendre un congé prolongé durant l’année suivante, de sorte à pouvoir passer du temps dans sa ferme et donner quelques cours à Chicago. Il espérait quitter Berlin à la fin du mois de février et y revenir trois mois plus tard.
    Il demanda à Hull de conserver le secret au sujet de cette requête. « Je vous en prie, n’en référez à personne  12  si vous avez vous-même des doutes. »
    Hull accorda à Dodd le congé requis, ce qui donne à penser qu’à l’époque Washington ne partageait pas l’opinion de Messersmith selon laquelle l’Allemagne était une menace sérieuse et croissante. Les journaux du sous-secrétaire Phillips et de Moffat, le chef des Affaires de l’Europe occidentale, indiquent clairement que le souci principal du Département d’État concernant l’Allemagne demeurait la dette phénoménale de celle-ci à l’égard des créanciers américains.

17
    L A FUITE DE L UCIFER
    À  l’approche de l’automne, le besoin pour Martha de jongler entre ses soupirants devint moins compliqué, encore que pour une raison troublante. Diels avait disparu.
    Un soir au début d’octobre, Rudolf Diels travaillait tard à son bureau du 8 Prinz-Albert-Strasse quand, vers minuit, il reçut un appel téléphonique de Hilde, sa femme, qui semblait totalement bouleversée. Comme il le raconta dans un livre par la suite, Lucifer Ante Portas — Lucifer est à la porte –, sa femme lui apprit qu’une « horde » d’hommes en uniforme noir s’étaient introduits dans leur appartement, l’avaient enfermée dans une chambre à coucher et avaient procédé à une fouille en règle, faisant main basse sur les journaux, lettres et dossiers divers que Diels conservait chez eux. Diels fonça à l’appartement et parvint à rassembler suffisamment d’indices pour comprendre que les intrus étaient une brigade de SS sous les ordres d’un certain capitaine Herbert Packebusch. Ce dernier n’avait que trente et un ans, écrit Diels, mais avait déjà une « rudesse et une insensibilité  1  profondément gravées sur le visage ». Diels le désigna comme « l’archétype et le modèle des futurs commandants de camps de concentration ».
    Bien que la nature effrontée du raid de Packebusch surprît Diels, il comprenait quelles étaient les forces en présence. Le régime bouillonnait, en proie aux rivalités et aux conspirations. Diels se plaçait essentiellement dans le camp de Göring, celui-ci détenant tout le pouvoir policier dans Berlin et la Prusse environnante, le plus grand des