Dans le jardin de la bête
un effort délibéré de faire régner une sorte d’incertitude quotidienne, « copiée sur les films et les thrillers américains », qui permettait de tenir le peuple sous contrôle. Il devinait aussi que les gens au pouvoir exprimaient leur insécurité. À la fin de juillet 1933, Klemperer vit des actualités dans lesquelles Hitler, les poings serrés et le visage convulsé, hurlait : « Le 30 janvier, ils [Klemperer présumait qu’il parlait des Juifs] se sont moqués de moi… il faut leur faire passer l’envie de rire ! » Klemperer était frappé par le fait que, même si Hitler essayait de donner une impression de toute-puissance, il paraissait être en proie à une folie furieuse, incontrôlable, qui paradoxalement affaiblissait ses discours dans lesquels il jurait que le nouveau Reich allait durer mille ans et que ses ennemis seraient anéantis. Klemperer s’interrogeait : à quoi bon exprimer cette rage aveugle « si on est tellement sûr de cette pérennité et de cet anéantissement » ?
Il quitta le cinéma ce jour-là « avec ce qui semblait presque une lueur d’espoir ».
Mais dans le monde par-delà les fenêtres de Dodd, les ombres semblaient s’épaissir de plus en plus. Une autre agression survint 6 contre un Américain, un représentant de la chaîne des magasins bon marché Woolworth. Roland Velz avait été attaqué à Düsseldorf le dimanche 8 octobre 1933, alors qu’il se promenait avec sa femme dans une des grandes artères de la ville. Comme tant de victimes avant eux, ils avaient eu le tort de ne pas prêter attention à une parade des SA. Un de ses membres, hors de lui, avait frappé Velz à deux reprises, violemment, à la figure, avant de poursuivre sa route. Quand Velz tenta de le faire arrêter par un policier, celui-ci refusa. Velz se plaignit alors à un gradé qui se tenait à proximité, mais ce dernier refusa également d’agir. Au contraire, il lui donna quelques explications sur quand et comment saluer.
Dodd envoya deux notes de protestation au ministère des Affaires étrangères dans lesquelles il demandait l’arrestation immédiate de l’agresseur. Il ne reçut aucune réponse. De nouveau, il envisagea de demander au Département d’État d’« annoncer au monde que les citoyens américains ne sont plus en sécurité en Allemagne et que les voyageurs doivent éviter de s’y rendre ». Mais il rechignait à le faire.
La persécution des Juifs se poursuivait sous une forme encore plus subtile et plus étendue à mesure que la Gleichschaltung (la « mise au pas ») progressait. En septembre, le gouvernement créa la Reichskulturkammer, la Chambre de la culture du Reich, sous la tutelle de Goebbels, destinée à faire entrer les musiciens, acteurs, peintres, écrivains, journalistes et cinéastes dans la ligne idéologique et, surtout, raciale. Au début d’octobre, le gouvernement promulgua la loi sur l’édition, qui interdisait aux Juifs tout emploi dans la presse et l’édition, loi qui entrait en vigueur le 1 er janvier 1934. Aucun aspect n’était insignifiant : le ministère des Postes 7 déclara que, dorénavant, pour épeler un nom au téléphone, l’abonné ne devrait plus dire « D comme David » parce que David était un prénom juif. Il devrait utiliser « Dora ». « Samuel » devint « Siegfried », et ainsi de suite. « On n’a rien connu 8 dans l’histoire sociale de plus implacable, de plus cruel et de plus désastreux que la politique actuelle de l’Allemagne à l’égard des Juifs », signalait le consul général Messersmith au sous-secrétaire Phillips dans une longue missive datée du 29 septembre 1933. « L’objectif du gouvernement est, indiscutablement, quoi qu’il dise à l’extérieur ou à l’intérieur du pays, d’effacer les Juifs de la vie allemande. »
Pendant quelque temps, Messersmith avait été convaincu que la crise économique allemande allait évincer Hitler. Il n’y croyait plus. Il voyait à présent que Hitler, Göring et Goebbels étaient fermement installés aux commandes. Ils « ne connaissent pratiquement rien du monde extérieur, note-t-il. Ils savent seulement que, en Allemagne, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Ils sont conscients de leur pouvoir dans le pays et cela leur monte à la tête. »
Messersmith suggéra qu’une « intervention en force de l’extérieur » 9 pourrait être une solution. Mais il avertit
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