Dans le jardin de la bête
rencontraient avaient tendance à le négliger en raison de son insignifiance. Il avait des origines plébéiennes et n’avait réussi à se distinguer en aucune manière, ni à la guerre, ni au travail, ni dans l’art, bien qu’il crût posséder du talent dans ce dernier domaine. On le disait indolent. Il se levait tard, travaillait peu et s’entourait des esprits les plus ternes du Parti avec lesquels il se sentait en parfaite harmonie, un entourage d’esprits sans prétentions intellectuelles que Putzi Hanfstaengl désignait par dérision sous le sobriquet de la « Chauffeureska » 2 , composée de gardes du corps, d’aides de camp et d’un chauffeur. Il aimait le cinéma – King Kong était un de ses films préférés 3 – et adorait la musique de Richard Wagner. Il s’habillait mal. À part sa moustache et ses yeux, les traits de son visage étaient indistincts et très quelconques, comme s’ils avaient été modelés dans l’argile sans être passés au feu. Se souvenant de sa première impression d’Hitler, Hanfstaengl écrivait : « Hitler avait l’air d’un coiffeur de banlieue 4 pendant son jour de congé. »
Néanmoins, l’homme avait une capacité remarquable à s’imposer avec une force de conviction énorme, surtout quand il parlait en public ou lors de rencontres privées quand un sujet le faisait sortir de ses gonds. Il avait également le don pour exhaler une sincérité qui aveuglait l’assistance sur ses véritables motifs et croyances. Dodd n’avait pas encore pris la mesure de cet aspect de son caractère.
Pour commencer, Dodd évoqua 5 les nombreuses attaques dont les Américains étaient l’objet. Hitler se montra cordial et navré, et assura à Dodd que les auteurs de ces actes seraient « sévèrement punis ». Il promit également de diffuser largement ses précédents décrets dispensant les étrangers d’exécuter le salut nazi. Après un échange insipide au sujet des dettes de l’Allemagne à ses créanciers américains, Dodd passa au sujet qu’il avait particulièrement en tête, la « question omniprésente du coup de tonnerre allemand de samedi dernier ». À savoir la décision d’Hitler de se retirer de la Société des Nations.
Quand Dodd lui demanda pourquoi l’Allemagne se retirait de la SDN, Hitler s’emporta. Il s’en prit au traité de Versailles et au désir de la France de conserver la supériorité des armes sur l’Allemagne. Il vitupéra contre l’« indignité » qu’il y avait à garder l’Allemagne dans un état d’infériorité, incapable de se défendre contre ses voisins.
La rage soudaine d’Hitler décontenança Dodd. Il s’efforça de rester imperturbable, à présent moins diplomate que professeur en présence d’un étudiant aux nerfs fragiles. « Il y a une injustice évidente dans l’attitude française ; mais la défaite dans une guerre s’accompagne toujours d’injustice », répondit-il. Il prit pour exemple les retombées de la guerre de Sécession et le traitement « terrible » infligé au Sud par le Nord.
Hitler le regarda fixement. Après un bref moment de silence, la conversation reprit et, pendant quelques instants, les deux hommes échangèrent ce que Dodd appela « des civilités ». Mais alors, l’ambassadeur demanda si « un incident sur la frontière polonaise, autrichienne ou française, qui attirerait un ennemi à l’intérieur du Reich » suffirait pour que Hitler déclenche une guerre.
« Non, non », affirma Hitler.
Dodd voulut pousser plus loin. Supposons, demanda-t-il, qu’un pareil incident concerne la vallée de la Ruhr, une région industrielle au sujet de laquelle l’Allemagne était particulièrement chatouilleuse. La France avait occupé la Ruhr entre 1923 et 1925, ce qui avait provoqué beaucoup d’émoi sur le plan économique et politique en Allemagne. Dans l’hypothèse d’une autre incursion, s’enquit Dodd, l’Allemagne réagirait-elle elle-même par la voie militaire ou demanderait-elle une conférence internationale pour résoudre la question ?
« Cela serait mon objectif, déclara Hitler, mais nous risquons de ne pas pouvoir retenir le peuple allemand.
– Si vous attendiez pour convoquer une conférence internationale, l’Allemagne retrouverait sa popularité à l’extérieur. »
Peu après, l’entrevue prit fin. Elle avait duré quarante-cinq minutes. Bien que la séance eût été difficile et
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