Dans le nu de la vie
pourcentage seulement. Les canailles pensaient que de toute manière ils allaient nous achever.
Ils nous coupaient par goût de sauvagerie, rien de plus. Il y avait parmi eux des Hutus normaux qui tuaient normalement, des Hutus méchants qui tuaient méchamment, le plus souvent des interahamwe ; et enfin des extrémistes de la méchanceté qui tuaient avec une extrême méchanceté.
Tous les matins, même le dimanche, les chasseurs montaient par divers chemins, ils portaient des chapeaux sur la tête, les lames sur l’épaule ; ils chantaient. Le soir, vers 16 heures, ils repartaient, ils bavardaient et laissaient cent, deux cents cadavres sous les eucalyptus. D’abord les vieux et les enfants, puis les malades et les affaiblissants, puis les femmes et les malchanceux. Plusieurs équipes ont tenté de s’enfuir de nuit vers le Burundi. Il en est resté deux réchappés. Un éleveur costaud qui a tué celui qui était en train de le tuer, et qui s’est vu arriver dans la foulée au Burundi sans le savoir. Et Théoneste, qui s’est faufilé dans les brousses grâce à mille ruses de bergers.
À Kayumba, on a entendu parler de suicide certains soirs. Des anciens qui avaient vécu trop de menaces depuis 1959 et qui trouvaient que ça leur suffisait. Des jeunes qui voulaient éviter la machette, qui préféraient mourir au fond de l’eau sans avoir à supplier les tueurs dans la douleur. Mais les cas étaient beaucoup plus rares que dans les marais. D’une part parce qu’on voyait assez de morts dans la journée, pour ne pas en rajouter. D’autre part parce qu’il n’y avait rien de commode et de disponible pour se donner la mort. Une seule fois, un jour de tristesse, j’avais décidé d’en finir et d’aller me jeter dans le fleuve Nyabarongo. Chemin faisant, une équipe d ’interahamwe a surgi et a détourné mon itinéraire ; en quelque sorte je lui dois la vie.
À Kayumba, le suicide demandait une grande bravoure, de la vitalité et de la chance. Mais il y avait des mamans ou des papas qui, un jour, refusaient de courir. Un matin, j’étais derrière un rocher en compagnie d’une maman encore jeune et vigoureuse. On a entendu le brouhaha des assassins, je me suis levé, elle est restée assise. Je lui ai dit : « Dépêche-toi, on va se faire surprendre. » Elle a répondu en douceur : « Va, Innocent. Moi, cette fois je ne me dérange plus. » J’ai couru ; quand je suis revenu au rocher, le soir, elle avait la tête tranchée.
À la fin, il ne restait plus que nous, les sprinters. Nous avions commencé à cinq ou six mille ; un mois plus tard, quand les inkotanyi sont arrivés, nous étions une vingtaine en vie. Voilà l’arithmétique. Si les inkotanyi avaient traîné en route une semaine de plus, on restait au nombre exact de zéro. Et tout le Bugesera serait un désert, parce que les Hutus s’étaient tellement accoutumés à tuer qu’ils auraient continué à s’entre-tuer.
Moi, je tiens simplement à faire remarquer à ceux qui biaisent sur le génocide rwandais que, si les Hutus n’avaient pas été si préoccupés de s’enrichir, ils auraient réussi à exterminer tous les Tutsis du pays. Notre chance est qu’ils gaspillaient beaucoup de temps à démonter les tôles, à fouiller les maisons et à se chamailler quant aux partages. De plus, quand un groupe d ’interahamwe avait bien dévalisé, il organisait une fête ; ils mangeaient pour se ravigoter, ils buvaient, ils fumaient pour alléger la digestion, et le lendemain ils prenaient un congé.
Beaucoup de journalistes étrangers ont raconté que les bières et consorts avaient joué un rôle décisif dans les tueries. C’est exact, mais un rôle inverse à celui qu’ils ont imaginé. D’une certaine façon, beaucoup d’entre nous devons notre survie à la Primus et nous pouvons lui dire merci.
Je m’explique. Les tueurs se présentaient sobres le matin pour commencer à tuer. Mais, le soir, ils vidaient plus de Primus que d’ordinaire, pour se récompenser, et ça les amollissait le lendemain. Plus ils tuaient, plus ils volaient, plus ils buvaient. Peut-être pour se détendre, peut-être pour oublier ou pour se féliciter. En tout cas, plus ils coupaient, plus ils buvaient le soir, plus ils accumulaient du retard sur leur programme. Ce sont ces bagatelles de pillages et de saouleries, sans aucun doute, qui nous ont sauvés.
Nous autres, les survivants de Kayumba, nous développons aujourd’hui des
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