Dans le nu de la vie
belle somme d’argent à l’homme du bac pour traverser la rivière et on s’est mis en marche sur la route de Gitarama.
Au centre-ville de Gitarama, les tueries n’avaient pas encore été entamées, car les gens n’étaient pas vraiment au courant du programme des massacres. Les Hutus étaient encore confus, leurs partis se disputaient entre eux. Ils ne savaient pas qui devait commencer. Nous, on vivait dehors entassés près du marché, on mangeait une maigre pâte blanche de sorgho, on supportait une très mauvaise vie. C’est là que j’ai accouché de ma fille Sandra, par terre au milieu des gens, sans un toit pour la protéger du soleil, sans même un arbre pour m’abriter des regards des hommes.
Un jour, les Hutus nous ont dit : « Bon, ça y est, les tueurs viennent vous prendre. » On s’est réfugiés dans l’usine Electrogaz. Les jeunes gens sont arrivés, ils ont crié aux gendarmes de l’usine : « On vient chercher livraison des Tutsis qui se cachent derrière votre clôture. » Les gendarmes ont dressé leurs fusils. Mais quand ils se sont éloignés, le brigadier transpirait trop, il a montré une fourgonnette et il nous a déposés dans un fossé. On a repris la route de Kabgayi, mon mari, mon fils, ma nouveau-née, deux sœurs, une petite domestique et moi.
Pendant la fuite, on se taisait, pareils à des humiliés. Partout où on passait, on entendait : « Voilà des Tutsis, pourquoi ils avancent debout alors qu’ils devraient être allongés morts ? » ou : « Regardez ces Tutsis, comme ils sentent mauvais, il faut les tuer, il faut s’en débarrasser. » Même les petits écoliers des classes primaires, que l’on rencontrait chemin croisant, nous jetaient des pierres et criaient : « Ce sont des Tutsis, ce sont des cancrelats », et ils couraient vers leurs parents pour les avertir : « Il vient de passer un groupe de Tutsis, ils viennent du Bugesera, nous savons par où ils s’en vont… »
Nous, on n’éprouvait aucune honte de notre saleté, de notre misère, on ressentait seulement l’humiliation de la peur. On ne pensait pas qu’on était crasseux, qu’on n’avait pas d’argent, mais on était effrayés de perdre la vie. Alors, on tremblait en entendant ces cris, car ceux qui les lançaient pouvaient nous tuer, comme si de rien n’était, devant tout le monde, à même le bas-côté. Même si on se sentait coupables de ne pas donner à manger à nos enfants, on avait d’abord peur de mourir. Puisqu’un garçon d’à peine douze ans pouvait nous trouer d’un coup de couteau, si le caprice le poussait, sans essuyer un reproche de ses parents.
Un surpeuplement de réfugiés nous attendait à Kabgayi, et nous avons encore dormi à ciel ouvert. Il se mêlait des réfugiés tutsis qui fuyaient le génocide dans leurs préfectures, et des réfugiés hutus qui fuyaient les avancées du FPR à la frontière. Alors, un jour, ça devait arriver : les réfugiés hutus se sont mis à tuer les réfugiés tutsis sous les applaudissements des interahamwe. À Kabgayi, il y avait des ministres hutus, des fonctionnaires tutsis, des évêques hutus et tutsis, des photographes internationaux qui venaient photographier sans danger comment on tuait les Tutsis dans la rue.
Il y avait beaucoup de misère pour trouver des petits riens à manger. On avait faim, on était pouilleux. Mais, remarquez une leçon de la nature : malgré la disette et les microbes de souillures, les enfants refusaient de tomber malades de peur des menaces de tueries !
Alors, le Satan est arrivé à son tour en ville, aux premiers jours du mois de juin. Voici ce qu’il a ordonné. Chaque jour, des militaires devaient garer un autobus près des campements et ils faisaient monter à bord des Tutsis. Des prêtres, des sœurs, des professeurs, des commerçants, ils commençaient par les gens importants. Ils emmenaient une cinquantaine de passagers dans la brousse et, le soir, le bus revenait vide. Le 29 juin, ils ont fait monter mon mari. Il s’appelait Jean-de-Dieu Nkurunziza, c’était un brillant intellectuel et un homme très attentionné.
Depuis ce jour-là, toutes les nuits quand je retrouve mon lit, je pense à lui. Ensuite, je pense à ma mère, à mon père, à mes frères et sœurs, à mes beaux-parents, à tous ceux qui ont été tués. Puis je pense de nouveau à mon mari qui est mort, jusqu’à ce que le sommeil veuille bien de moi.
Mon mari et moi, nous avons toujours
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