Dans le nu de la vie
le reste, et ça l’embrouille plus qu’il ne le sait. Il peut douter de tout, des inconnus, des collègues, même de ses avoisinants rescapés. Seul, il va trop peiner à retrouver assez de cette confiance pour revenir au milieu des autres, mais heureusement Dieu l’aide à cela.
D’après moi, il n’y a rien de spécial chez les Tutsis. Chez nous, quand des Hutus venaient à la maison, il n’y avait jamais aucune parole qui nous distinguait. Jadis, nous étions identiques, sauf bien sûr que les éleveurs étaient tutsis. Quelques Hutus achetaient aussi des vaches, mais ils se disaient tutsis. C’est pendant la dernière colonisation que des Blancs ont gâté les cœurs des Hutus. D’après ce que m’ont raconté mes grands-parents, de malfaisantes leçons étaient enseignées dès l’école primaire. Des Blancs disaient aux Hutus : « Voyez ces Tutsis, ils ont un roi, ils ont des favoris, ils ont des vaches. Ils se croient supérieurs, ils sont arrogants, ils veulent que vous deveniez leurs serviteurs. » Alors, les Hutus ont préparé une riposte. Depuis l’indépendance, il y a toujours eu des propagandistes hutus pour tisonner un esprit de méfiance et de vengeance. Les colons n’avaient jamais recommandé le génocide, puisque le mot lui-même n’était pas enseigné. Mais sans doute de mauvaises leçons ont-elles été tripotées par des intellectuels rwandais.
Aujourd’hui, quand j’écoute la radio, j’entends que les Blancs s’élancent en avion de guerre dès qu’il y a de la pagaille en Irak ou en Yougoslavie. Au Rwanda, les gens ont été saignés pendant trois mois, et les Blancs n’ont envoyé que des journalistes à pied pour bien photographier. Les Blancs se méfient pareillement des Tutsis et des Juifs. Ils les ont regardés mourir presque jusqu’aux derniers les bras croisés, voilà une vérité. Voilà la vraie comparaison entre les génocides, et ce problème resurgira demain parce que leurs soupçons sont enfouis au fond de leurs pensées.
À Nyamata, c’est un fait remarquable que les gens ne s’invitent plus comme jadis. Beaucoup de personnes sont asséchées d’avoir subi une trop pénible épreuve pendant la guerre. Elles disent : « Les Hutus ont voulu me tuer maintes fois, maintenant plus rien ne peut m’arriver. » Elles pensent : « Je suis veuve, je suis orphelin, je n’ai plus de chez moi, je n’ai plus de travail, je n’ai plus de transport, je n’ai plus de santé, je suis seul contre trop de problèmes et je ne veux plus regarder autour de moi. » Il y a un repliement sur soi de tout le monde. Chacun emporte dans son coin sa peine, comme s’il était le seul rescapé, sans plus se soucier que cette peine est identique pour tous. Les hommes passent plus d’heures au cabaret que jamais, mais sans échanger des idées. Les femmes peuvent attendre un mois à la maison sans être visitées par les familles. Un homme peut rester trois mois sans aller prendre des nouvelles d’une petite sœur et, si elles ne sont pas satisfaisantes, s’en retourner comme ça. Un attachement s’est rompu dans les familles, comme si, désormais, chacun voulait utiliser seulement pour soi ce qu’il lui reste de vie.
Pour moi, le génocide, c’est hier dans ma mémoire, ou plutôt l’année dernière ; et ça restera toujours l’année dernière, car je ne discerne aucun changement qui permette au temps de reprendre convenablement sa place. Les enfants aussi choisissent une mauvaise direction. Même les écoliers qui n’ont pas vu les meurtres, ils écoutent les conversations derrière les murs, ils entendent toutes sortes de malédictions, et par après on les rencontre qui répondent aux adultes : « Toi, si tu m’embêtes, je vais te frapper à la machette », et qui n’écoutent rien en classe.
Comprenez bien, le génocide ne va pas se dissiper dans les esprits. Le temps va retenir les souvenirs, il ne va jamais accorder plus qu’une petite place au soulagement de l’âme. Moi, j’ai trouvé refuge dans l’Église, puisque je ne trouvais plus où espérer. À l’église, je croise des Hutus et des Tutsis qui prient pêle-mêle. Je continue de côtoyer de bons amis hutus. Je sais que tous les Hutus qui ont tué si calmement ne peuvent pas être sincères s’ils demandent pardon, même au Seigneur. Pour eux, le Tutsi sera leur ennemi de toujours.
Mais moi, je suis prête à pardonner. Ce n’est pas pour nier le mal qu’ils ont fait, ce
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