Dans le nu de la vie
n’est ni par trahison envers les Tutsis ni par facilité ; mais c’est pour ne pas souffrir ma vie durant à me demander pourquoi ils ont voulu me couper. Je ne veux pas vivre de remords et de craintes d’être tutsie. Si je ne leur pardonne pas, c’est moi seule qui souffre, et qui ne dort pas, et qui murmure. J’aspire à une paix de mon corps. Il faut vraiment que je me tranquillise. Il faut que je balaye la peur loin de moi, même si je ne crois pas leurs mots apaisants.
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Moi, je n’éprouve nul besoin de parler du génocide tout le temps, comme tous les rescapés. Quand mon garçon Bertrand me demande : « Où est papa ? », je réponds qu’il a été tué. « Par qui ? », « Par les interahamwe. » J’explique qui sont les interahamwe, qu’ils ont tué ses oncles, ses grands-parents dans les marais, dans les champs, que ce sont des hommes et des femmes très cruels qui ne séviront plus jamais. Quand il rencontre des prisonniers en uniforme autour du cachot, il demande : « Est-ce que ce sont eux qui ont tué papa ? » Je lui réponds que non, que son papa a été tué loin d’ici par d’autres interahamwe, qu’il ne faut pas regarder ceux-ci comme des criminels. J’ajoute pour le rassurer : « On devait mourir parce que personne ne voulait que l’on soit vivants. On devait mourir, parce que j’étais une femme avec un enfant et un nouveau-né qui ne pouvaient pas courir. Mais on n’est pas morts grâce à Dieu. » S’il me parle de punition, je lui réponds qu’un génocide dépasse les lois humaines. Je lui réponds qu’aucune justice n’est assez lucide pour prononcer des jugements après une chose pareille, seule est capable une justice divine. J’essaie de le satisfaire de cela. Je ne veux pas que le génocide se lise dans mon cœur.
Je me préoccupe aussi des autres cohabitants ; des exilés revenus du Burundi pour redonner souffle au Bugesera ; des Hutus qui n’ont pas trempé dans les tueries, des petits enfants nés après le sang. Eux, il ne faut pas leur gâcher la vie en leur racontant nos cauchemars. Je n’aime pas écouter tous ces souvenirs de tueries qu’on se répète le soir ou le week-end en petite communauté. Je n’ai plus envie d’en apprendre davantage sur les marais. Je n’apprécie pas que les gens viennent à ma maison bavarder de ce temps, avec toujours plus de détails de malheurs.
Je ne veux pas me remarier avec un rescapé pour entamer une existence normale de rescapée. Je préfère les prières et les chants. Je préfère apprendre la guitare. Je préfère communier avec le ciel entre amis. Je pense tous les jours à mon mari en silence, je pense qu’aucun homme ne va m’offrir le bonheur qu’il m’avait apporté. Je pense aussi que, s’il n’avait pas été tué, je n’aurais pas rencontré Dieu.
J’ai uniquement accepté de parler du génocide aujourd’hui avec vous parce que vous avez fait un long voyage pour venir jusqu’à Nyamata, parce que j’ai compris votre besoin d’entendre ce que nous avons vécu pendant tout ce temps, votre désir de savoir comment je devrais survivre à ces peines.
Une précision en chemin
À ce stade du livre, le lecteur pourrait s’étonner de ne lire que des récits de rescapés. À Nyamata d’ailleurs, le bourgmestre, le procureur, des professeurs de retour d’exil, d’anciens prisonniers de Rilima, des cultivateurs hutus, coupables ou innocents, héroïques ou passifs, des rescapés eux-mêmes, m’ont suggéré de diversifier les témoignages. La raison de mon refus est simple.
Au Rwanda, à la suite des premiers succès militaires d’une rébellion tutsie basée en Ouganda, au début des années quatre-vingt-dix, une fraction majoritaire de la classe politique, de l’armée, de l’intelligentsia hutue, a pensé un plan d’extermination de la population tutsie et de personnalités démocrates hutues. À partir du 7 avril 1994, pendant quatre à dix semaines selon les régions, une partie étonnamment massive de la population hutue a saisi, de gré ou de force, des machettes pour tuer. Les étrangers, les coopérants civils et militaires, les délégués humanitaires, avaient été envoyés à l’abri. Très rares, et désemparés, étaient les journalistes qui se sont aventurés sur les routes, et pour être peu entendus à leur retour.
À ce génocide succédèrent, après le mois de mai, plusieurs épisodes télégéniques : un exode dantesque
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