Dans le nu de la vie
Mémorial. Sur le seuil de l’église, une odeur âcre de mort saisit le visiteur. La nef en béton de l’église est vide, faiblement éclairée par des rais de soleil qui entrent à travers les trous de la toiture. À gauche, dans une sacristie voûtée, sur une table, reposent bien en évidence, telle une statue emblématique et macabre, les corps enlacés d’une mère et de son enfant, desséchés et momifiés, dans lesquels ont été laissées les pointes de bois qui servirent à les mutiler à mort.
Le Mémorial a été construit derrière la nef, dans une sorte de caveau. On y descend par un escalier de béton ; la lumière est blafarde, l’odeur de mort est suffocante. À la dernière marche, on s’assied et on regarde les dépouilles rangées sur des étagères. En haut sont alignés les linceuls de quelques cadavres amenés intacts ; sur le plateau d’en dessous sont posés les crânes ; un plateau plus bas, les sternums, puis les bassins, les fémurs… On est bien sûr fasciné devant la multitude de crânes. Leurs orbites semblent vous fixer d’autant de regards venus de l’au-delà. Beaucoup d’entre eux portent les marques de fractures, parfois des couteaux sont encore plantés.
En tout, soixante-quatre casiers, sur quatre étages, contiennent les ossements d’environ vingt-cinq mille victimes. Sous l’église, une crypte de murs carrelés, éclairée au néon, est en cours de finition. Quelques-uns des cadavres sont déjà exposés là, dans une atmosphère plus aseptisée et moins crue, à l’intention des visiteurs émotifs.
Une vingtaine de kilomètres plus loin, à l’église de N’tarama, les miliciens n’avaient pas pris la peine de creuser des fosses, parce que l’église, construite loin de leurs habitations, échappait à leurs itinéraires de passage. Les milliers de corps furent abandonnés en plein air pendant la durée du génocide. Il était ensuite trop tard pour que les rescapés viennent chercher les dépouilles de leurs parents ou amis, car la pluie et les animaux avaient fait des ravages. Aussi, dans un premier temps, les gens protégèrent-ils le site avec des grilles. Puis ils décidèrent de le conserver en l’état, pour mémoire. C’est-à-dire de laisser tous les cadavres dans leurs positions au moment de la mort – telle une scène pompéienne – entassés entre les bancs, sous l’autel, repliés le long des murs, dans leurs pagnes, shorts, robes, au milieu des lunettes, claquettes, escarpins, tabliers, valises, bassines, cruches, draps, colliers, tapis mousse, livres, imprégnés d’une forte odeur de cadavre. Plus tard, à cause du coût prohibitif des produits de conservation, ils construisirent un abri où ranger une partie des crânes et des ossements éparpillés en dehors de l’église.
Aux portes des deux églises désaffectées, des gardiens se relaient aujourd’hui pour accueillir les innombrables personnalités, rwandaises ou étrangères, et les équipes de journalistes qui sont désormais tenus de visiter les lieux. Ces gardiens leur ouvrent de volumineux cahiers de signatures. On y lit beaucoup de phrases telles que : « Pour ne jamais oublier ! », « Avec vous, en ces moments douloureux ! », et une multitude de prévisibles : « Plus jamais ça », déjà lus ailleurs.
À N’tarama, l’un des guides s’appelle Marc Nsabimana. Il est hutu, militaire à la retraite. Peu avant la guerre, il était revenu cultiver une parcelle des environs. Époux d’une Tutsie, il tenta de la sauver ainsi que plusieurs de ses amis. Il fut, parmi les villageois hutus, le témoin impuissant des tueries dans l’église et les marais. Depuis, il a abandonné l’agriculture pour se consacrer à la mémoire des victimes. Indifférent à la chaleur, il vit emmitouflé dans un anorak et ne cesse de dodeliner de la tête, entre deux phrases, en répétant inlassablement : « Comment était-ce possible, comment était-ce possible ? » À l’adresse de son auditoire, croit-on d’abord ; à lui-même, comprend-on ensuite. L’autre guide s’appelle Thérèse, elle habite un peu plus bas, elle est elle-même une rescapée de l’église. Elle est plus volubile et, en dehors de ses horaires de service, on la retrouve souvent au cabaret de Marie, Au Coin des Veuves, à papoter avec les copines autour d’une Primus, notamment sur ses visiteurs du jour, leur nervosité, leurs costumes de cérémonie, la radinerie ou la largesse de leurs
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