Dans le nu de la vie
vécu le bonheur des jeunes mariés. On s’est aimés depuis notre enfance. On a grandi à cinq cents mètres de distance, sur la même colline. Après les écoles secondaires, on s’est aimés pour de vrai, on s’est mariés. Le jour de mon mariage, je pavoisais dans une robe blanche brodée de dentelles comme sur les photos. Il y avait une foule de gens galants et joyeux. Avec mon mari, on s’aimait plus que nécessaire. J’étais capricieuse, il m’aimait trop, il voulait même que ne je ne fasse rien à la maison. Après l’école secondaire, j’avais continué mes études à Kigali, puis j’avais rejoint la maison de mon mari à N’tarama, où il était professeur ; et j’ai enseigné à l’école primaire de Cyugaro. Vraiment, j’étais très bien encadrée entre mon mari, mes parents et mes beaux-parents qui me gâtaient beaucoup.
*
Le génocide m’a faite veuve et orpheline en même temps, à vingt-sept ans. Une chose qui me rend plus que triste, c’est que je ne sais pas comment est mort mon mari et que je ne l’ai pas enterré. C’est cela qui me perturbe nuit et jour. Parce qu’ils l’ont fait monter dans le bus, et personne ne peut me dire comment il a été tué. Si je l’avais vu mort, si j’avais des indications sur son ultime voyage, ses paroles finales à sa famille, si je l’avais mis en tombe de chrétien , peut-être sa disparition pourrait-elle se supporter plus naturellement.
Quatre jours après sa mort, les troupes des militaires du FPR sont arrivées à Kabgayi. Je suis revenue à N’tarama le long d’un triste trajet. Parce que les voisins étaient tués, parce que mes deux grands frères s’en étaient allés, parce que la maison était brûlée, parce que la brousse avait repris le dessus des champs, j’ai décidé de m’installer à Nyamata. Aujourd’hui, je ne veux plus vivre, même une matinée à N’tarama, de peur de croiser des souvenirs.
À Nyamata aussi, il y avait des étalages de morts éparpillés sur les terrains quand je suis arrivée : à l’église, au travers des rues, dans les taillis, dans chaque logis. Si on allait dans les champs chercher à manger, on trébuchait sur des cadavres ; pareil sur les chemins de forêt. On respirait très fort la mort. Les gens n’étaient pas du tout heureux, ils étaient au cœur d’une triste tourmente parce qu’ils pensaient incessamment à ceux qui étaient morts devant leurs yeux. Beaucoup souffraient de blessures puantes ; il n’y avait plus rien à manger, plus rien à marchander, il y avait vraiment trop de problèmes et trop peu de solutions.
Moi aussi, j’affrontais une vie très aride depuis notre retour. J’avais un enfant et un bébé, des orphelins qui déboulaient dans ma cour de tous côtés, j’étais isolée, je tombais malade, je n’avais plus de transport pour aller au dispensaire, je ne trouvais rien pour me débrouiller. J’ai voulu m’abandonner, parce que la vie me devenait trop amère.
Alors, je ne sais pas comment, je me suis mise à prier. J’ai commencé tout timidement et je suis allée dans l’église, j’ai psalmodié, ensuite j’ai chanté à pleins poumons. J’ai entendu que Dieu m’appelait parce que c’est lui qui allait désormais me soutenir. C’est ça, j’ai compris qu’auparavant j’étais trop égoïste et naïve, que Dieu avait voulu que je m’approche de lui. Je sais maintenant que je ne vais manquer de rien grâce à lui et je ne murmure plus parce que mon mari a été tué. Dieu, je n’y pensais pas avant, parce que j’étais trop cajolée, mais maintenant il va m’aider et il va m’aimer. Ceci est mon expérience.
Dans la Bible, on lit que les Juifs d’Égypte souffraient beaucoup de la dureté et des corvées de Pharaon. Il y avait aussi beaucoup de morts, chez eux, à cause des mauvais traitements des Égyptiens. Dieu a entendu leurs murmures, il les a écoutés, il les a préparés à retrouver leur bon pays de Canaan. Les Tutsis du Rwanda, eux, ils n’ont rien reçu de si bon sur leur chemin. Je ne vois aucune comparaison entre les Juifs, qui formaient le peuple de Dieu, et les Tutsis, qui ne sont élus de personne. Mais, parce qu’on a eu beaucoup de tués autour de nous, parce qu’on est quand même restés en vie quand tout le monde voulait qu’on meure, ça nous aide à rencontrer Dieu.
Il est un autre motif que je voudrais préciser. Pendant le génocide, le rescapé a perdu sa confiance en même temps que
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