Dans le nu de la vie
Uwimana et un bébé de trois mois. Ils ne portent pas de prénoms chrétiens parce qu’ils n’ont pas de papa. Depuis le génocide, beaucoup de filles attrapent des enfants de sauvette, car il circule entre les habitations beaucoup d’hommes sans plus d’épouses vivantes, qui connaissent nos misères d’argent.
La vérité est que nos esprits sont très désordonnés parce que nous avons perdu nos parents et nos familles. On n’a personne à qui obéir, personne à servir, personne à qui se confier ou demander conseil. On ne reçoit plus ni gronderies ni encouragements. On se retrouve sans personne avec qui envisager une destinée, sans plus d’épaule où poser sa lourde tête les soirs de peine. C’est une grande gêne de vivre en abandonnée, c’est une grande détresse de vivre ainsi. Solitaire peut même devenir soupçonneux. En Afrique, même si tu n’as plus de maison, même si tu n’as plus de famille, même si tu ne peux plus soulever la houe, tu dois au moins nourrir des enfants. Sinon tu perds très vite ton avantage aux yeux des autres.
Les nuits, je pense à ma famille avec remords. On avait de belles vaches, on ne manquait jamais d’habits, on était nombreux pour cultiver et pour manger et on se sentait bien entourés. Aujourd’hui, il y a trop de vide et de peine pour survivre convenablement. Le soir, on s’assied avec les avoisinants rescapés et on se raconte le génocide. On complète ce qui s’est passé, puisque chacun l’a vécu dans des endroits différents. Moi, j’éprouve de la méfiance à raconter ma mauvaise vie au Congo, c’est pourquoi je fais de petits arrangements avec la vérité, comme vous savez. Toutefois, plus j’entends les collègues parler des hécatombes sur la commune, plus je ressens de l’inquiétude. Les Hutus accusent les Tutsis d’être trop arrogants et trop élancés, ce sont seulement des mots d’une envie cachée. À Kanazi, les Tutsis n’étaient pas plus fiers, ni plus riches, ni mieux instruits que les Hutus, ils avaient des parcelles de même grandeur, ils étaient seulement plus proches de famille en famille. Mais c’est de tradition, que nous nous favorisons. L’importance que les Hutus donnent à l’ethnie est seulement prétexte à la jalousie et à la convoitise.
Quand je passe à Kanazi, je vois des interahamwe qui sont revenus du Congo sur leurs parcelles. Je sais qu’une petite foule de tueurs va sortir des prisons. Il y en a beaucoup qui n’avoueront jamais, ils voudront recommencer leur coup un jour dès qu’ils auront repris toutes leurs forces. J’ai entendu trop de vantardises et de paroles de revanche dans les camps. Je sais que les esprits des cultivateurs hutus sont dominés par les interahamwe. Ils leur promettent nos parcelles, ils leur condamnent nos visages.
Le temps passe sans guère vouloir rien changer. Je ne sais pas pourquoi Dieu laisse traîner une malédiction sur la tête des Tutsis, mais quand j’y réfléchis les idées s’entrechoquent dans ma tête.
Les casiers des mémoriaux
À Nyamata et N’tarama, les églises sont les seuls édifices entourés de grilles hérissées de piques. Comme si les deux mémoriaux, construits aux abords, devaient être mieux protégés que n’importe quel édifice public ou villa.
L’initiative du Mémorial de Nyamata fut prise dès la première saison des pluies. Les dépouilles des personnes abattues autour de l’église, enterrées à la va-vite au moyen de pelleteuses par les tueurs, commençaient à émerger de terre et à se disperser dans les ruissellements. Chiens et chats sauvages se disputaient déjà les lieux.
À l’époque, dans la ville saccagée, ni la commune ni les notables ne pouvaient financer une coûteuse recherche de l’identité des victimes. De leur côté, les donateurs étrangers se préoccupaient surtout du sort des réfugiés dans les camps. C’est pourquoi les habitants entreprirent de déterrer les restes à l’aide de houes pour les mettre à l’abri des eaux dans l’église. À ces cadavres s’ajoutèrent, au fil des mois, les dépouilles découvertes dans les champs, dans les fossés, dans des puits, dans des enclos, dans les bois et les rivières, non identifiables et disloquées. Ainsi naquit l’idée du Mémorial, pour, selon l’expression d’innocent, « essayer de rendre malgré la misère une dignité presque valable aux victimes oubliées ».
Une simple pancarte plantée devant la grille signale le
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