Dans le nu de la vie
important. Puis j’ai décidé de prendre le chemin de Rugarama et d’aller vivre à la maison, même si mes parents ne devaient plus revenir. Avec des avoisinants, on s’est aventurés dans les collines, en quête de tôles et de portes abandonnées sous les arbres par les fuyards hutus. De partout, la brousse mangeait les cultures, les lopins étaient à recommencer, c’était très décourageant, mais les enfants nous poussaient derrière.
En dénombrant ceux de la maison de Claudine, à côté, huit petits enfants ont repris le sentier de l’école vers N’tarama et quatre grands grattent les champs, sauf celle qui garde les nourrissons. Moi, j’ai attrapé un bébé par un homme de passage. L’enfant s’appelle Tuyishime, ça veut dire Fils.
Tous les matins, nous, les grands, on s’en va à 6 heures dans les champs, on revient vers 11 heures chauffer le manger. On se nettoie et on se prépare un petit sommeil, on sort achever la tâche et on revient vers 17 heures pour aller à l’eau. Moi, si le génocide ne m’avait pas arrêtée, je serais infirmière. J’éprouve une grande nostalgie de cette situation et de ses avantages.
Chez nous, les souvenirs du génocide remontent dans les conversations à tout moment. Mais, avec le temps, je me rappelle de moins en moins les images de marais, les visages des malchanceux, la boue, les fatalités de cette vie de génocide. Je revois de plus en plus la vie d’auparavant, dans la famille, dans la compagnie des vivants, autour de la maison et sur les sentiers de colline. Il me revient comment la vie m’était profitable au milieu de mes parents et avoisinants. Mais me souvenir plus directement des bons moments d’autrefois n’allège pas ma tristesse. Au contraire, je crois que celui qui ne se souvient plus que du génocide, qui ne pense qu’à ça, qui ne parle que de ça, il baigne dans le malheur mais au moins il se ronge moins de regrets et d’inquiétudes.
Maintenant, je vois que l’existence est devenue trop éreintante sur les collines, la terre est trop endurcie pour laisser percer l’espoir. Le génocide pousse vers l’isolement ceux qui n’ont pas été poussés vers la mort. Il y en a qui perdent le goût de la gentillesse. Celle qui avait accouché ses enfants et qui les a vus tués, celui qui avait construit sa maison et qui l’a vue brûlée, celui qui faisait paître des vaches de belles couleurs et qui les sait bouillies dans la marmite, comment les voyez-vous se lever dorénavant chaque matin, avec rien dans la main ? Il y en a même qui deviennent grondants. Par exemple, si votre vache va manger dans le champ de quelqu’un, il vous hurle qu’il refuse de s’arranger quant aux dégâts parce qu’il a perdu tous les siens, et il vous lance des menaces pour une bagatelle.
Toutefois, ce sont les jeunes enfants qui me chagrinent le plus. Ils ont vu tous ces morts autour d’eux, ils ont peur de tout et de rien et ils se fichent du reste. J’ai même entendu, un jour, des enfants qui jouaient aux interahamwe et qui menaçaient de se tuer en paroles. Ce sont de funestes ombres qui reviennent déguisées dans leurs esprits.
Auparavant, avec les avoisinants hutus, on ne se présentait pas de cadeaux, mais on se partageait la boisson locale et on se parlait comme il le faut ; et voilà qu’un jour ils nous ont nommés « serpents ». C’est devenu une accusation très grave, qui peut-être les a dépassés.
Pendant le massacre de l’église de N’tarama, j’ai reconnu deux avoisinants hutus qui assassinaient en champions, ils sont morts au Congo. Dans les marais j’ai aussi reconnu un cultivateur de voisinage ; il travaillait à la lance pendant les tueries. Il était parti dans le cortège du Congo, il était revenu dans le même cortège deux ans plus tard ; il a attendu les militaires chez lui et leur a dit qu’il ne se souvenait pas de ce qu’il avait fait. Il a été condamné à mort. Je ne sais pas s’ils vont le fusiller un jour sur une colline, en tout cas je ne me dérangerai pas. Vraiment, rien de cela ne me soulage raisonnablement.
Moi, je pense ceci. Ceux qui voulaient seulement voler nos parcelles, ils pouvaient nous chasser tout simplement, comme ils avaient su le faire avec nos parents et nos grands-parents dans le Nord. Pourquoi nous couper en plus ? Il y a des Hutus qui ont coupé la gorge de leur épouse tutsie et de leurs enfants qui n’étaient qu’à moitié tutsis. Beaucoup n’ont pas
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