Dans le nu de la vie
cruche. Elle s’étonne, comme d’autres, de la curiosité que peuvent porter des étrangers à son histoire et au génocide ; elle explique, comme d’autres, qu’elle ne croit plus guère à la vertu du témoignage, mais elle n’exprime aucune méfiance, bien au contraire. Elle accepte aussitôt de parler, toute la matinée, d’une voix douce.
À l’image de beaucoup de ses voisines, elle ne se plaint jamais, ne hausse jamais le ton, ne montre aucune haine ou amertume, dissimule la méfiance qu’elle pourrait entretenir à l’égard d’un Blanc et contient, par des silences, ses accès de tristesse ou de détresse. Elle propose, à l’heure des travaux des champs l’après-midi, de reprendre plus tard le fil du récit. La semaine suivante, puis un, deux, six mois plus tard, elle se montre d’une identique concision, car, explique-t-elle, ça l’oblige à préciser à haute voix, pour elle-même, certaines de ses pensées.
Berthe Mwanankabandi, 20 ans, cultivatrice Colline de Rugarama (Kanzenze)
Je suis née au milieu de deux frères et neuf sœurs. Petits, nous traversions la forêt en défilé d’enfants jusqu’à l’école de Cyugaro. Sur les bancs, il n’y avait jamais place pour un écho ethnique. Même lorsqu’il y avait eu d’inquiétants massacres, dans le secteur environnant de Rulindo, il était défendu d’échanger des témoignages entre nous. Même lorsqu’on entendait des jeunes gens s’entraîner à la bataille près du pont de l’Akanyaru, il était interdit de s’en étonner. On enveloppait nos craintes de feuilles de silence.
Le jour de la chute de l’avion, nous nous sommes blottis dans les maisons ; nous avons entendu les groupes d’ interahamwe qui chassaient, de colline en colline, en faisant du boucan. Dans une bananeraie en contrebas de la maison, j’ai croisé la nouvelle qu’on venait de tuer notre vieux voisin du nom de Candali. Aussitôt nous sommes descendus en cortège familial, à l’église de N’tarama ; soi-disant que les chrétiens respectent les lieux de culte. On a attendu trois jours que les esprits se calment. On croyait qu’on allait bien retourner sur les parcelles, mais cette fois, les interahamwe sont venus.
Ils ont fait un entourage de jeunes gens, dans le petit bois de l’église ; ensuite ils ont commencé à trouer les murs à jets de grenades et ils sont entrés avec des chansons. D’abord, on se disait qu’ils étaient devenus fous. Ils brandissaient des machettes ou des haches et des lances, et ils criaient : « Nous voici, nous voici, et voici comment on prépare de la viande de Tutsi. »
Par-derrière l’église, les plus hardis d’entre nous se sont faufilés entre les arbres du parc. Nous avons couru sans réflexion, pour finalement atteindre les marais de Nyamwiza. Le soir, la pluie se déversait sans jamais s’interrompre, et nous avons cherché refuge à l’école de Cyugaro, dans le bois d’eucalyptus, non loin des marais. Cela devait délimiter notre programme de marche pendant un mois : les marais, l’école, les marais. Dans cette école, plus tard, j’ai appris comment papa et maman avaient soupiré la mort. Jusqu’à leur fin, ils sont restés mélancoliques de leur colline natale près de Byumba, où ils s’étaient fait brigander leur logis, avant de venir couvrir une parcelle de haricots ici.
Tous les matins, je préparais aux enfants de la nourriture avec des aliments arrachés des parcelles ; ensuite, je les emmenais à l’avance se dissimuler sous les feuillages des papyrus, en compagnie des grandes personnes qui avaient épuisé leur énergie. Il fallait, les jours de soleil, changer d’endroit, à cause des empreintes de pieds laissées dans la boue séchée. Quand les massacreurs arrivaient, ils chantaient ; et c’était notre tour d’aller nous éparpiller dans les marais. Ils venaient vers 9 heures ou parfois 10 ou 11 heures, s’ils ne voulaient pas trop travailler. Certains jours, ils se déguisaient en diables, avec des pagnes sur les épaules et des coiffures de feuilles sur la tête. Parfois ils tentaient de nous surprendre, posant leurs pas en silence, mais on entendait les cris des singes macaques qui s’enfuyaient à leur passage.
Quand ils attrapaient une famille, ils frappaient premièrement le papa, deuxièmement la maman, puis les enfants, pour que tout le monde observe tout comme il faut. Ils partaient vers 16 h 30 sans tarder, parce qu’ils voulaient
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