Dans le nu de la vie
d’environ deux millions de Hutus, encadrés par les milices interahamwe, qui fuyaient des représailles ; dans le même temps, la conquête du pays par les troupes rebelles du FPR, venues des maquis ougandais. Puis, trente mois plus tard, en novembre 1996, le retour soudain et inattendu des réfugiés hutus, provoqué par des raids sécuritaires, vengeurs et très meurtriers des troupes tutsies du FPR sur les camps (et jusque dans les profondeurs des forêts du Kivu congolais).
Très peu nombreux étaient les journalistes étrangers présents au Rwanda pendant le génocide tutsi (printemps 1994), mais une multitude débarqua pour suivre les colonnes de réfugiés hutus jusqu’à la frontière du Congo (été 1994). Ce déséquilibre de l’information, la fuite des réfugiés sous des motifs ambigus, la dramaturgie de ces longues marches exténuantes ainsi que la dureté des nouveaux chefs de Kigali engendrèrent une confusion dans nos esprits occidentaux, au point d’oublier quasiment les rescapés du génocide, encore hagards dans la brousse, pour n’identifier comme victimes que les fuyards hutus de cet exode sur les routes et dans les camps du Congo.
Lors d’un voyage au Rwanda, en plein exode, je fus frappé par l’effacement des rescapés dans les témoignages. Lors d’un deuxième voyage, trois ans plus tard, à Nyamata, leur mutisme me stupéfie plus encore. Le silence et l’isolement des survivants, sur leurs collines, sont déroutants. Comme déjà noté dans l’introduction, me revint en mémoire ce temps si long qu’il avait fallu attendre avant que les rescapés des camps de concentration nazis ne veuillent et puissent être entendus et lus, après d’innombrables ouvrages réalisés par d’autres sur l’Holocauste, et combien leurs récits avaient été essentiels pour tenter de le comprendre. Lors des premières discussions avec Sylvie Umubyeyi, puis avec Jeannette Ayinkamiye et d’autres personnes présentées par Sylvie, il m’apparaît tout de suite évident de consacrer du temps à les écouter.
Le séjour à Nyamata s’échelonne sur plusieurs mois, interrompu par des retours à Paris afin d’écouter les entretiens et lire les notes, à distance, et repartir avec de nouvelles questions. Là-bas m’attendent une chambre dans la maison d’Édith, une voiture tout-terrain louée à monsieur Chicago, l’un des négociants de bière, et un magnétophone. Réveil à l’aube aux cris d’une troupe de gamins, rendez-vous matinal avec Innocent ou Sylvie, expédition dans la brousse pour rendre visite à l’une ou l’autre. Pause de midi et nouvelle expédition sur les parcelles. Fin d’après-midi libre, à jouer avec les gamins ou retranscrire les cassettes, mot à mot, pour l’intérêt des conversations et le plaisir de la musique des voix. Le soir, bières au cabaret, chez Sylvie, chez Marie-Louise, chez Francine à Kibungo ou chez Marie à Kanzenze, à discuter avec les amis. Le week-end est plus spécialement consacré à écrire, à écouter des chorales et à regarder le match de football. Des rencontres imprévues, l’amicale visite de Raymond Depardon ou des festivités bousculent parfois cet emploi du temps spartiate.
Je suis simplement allé chercher des récits de rescapés, au creux d’un vallonnement de marais et de bananeraies. Certains souvenirs comportent des hésitations ou des erreurs, que les rescapés commentent eux-mêmes ; elles n’affectent pas la vérité de leurs narrations, essentielles pour tenter de comprendre ce génocide. Voilà pourquoi ne sont pas retranscrites d’interviews de personnalités politiques ou judiciaires, de Kigali ou de Nyamata ; ni de témoignages d’anciens chefs ou tueurs interahamwe (recueillis au pénitencier de Rilima ou à l’étranger). Pour le même motif, ne sont pas rapportés les propos des Hutus résistants, ni des protagonistes étrangers.
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Après cette précision, on reprend donc un chemin dans une forêt d’eucalyptus proche de N’tarama, où trille l’ inyombya, l’oiseau fidèle aux longues queues bleues. On grimpe à pied un sentier raide qui disparaît dans une bananeraie à moitié sauvage. Une exubérante troupe de gamins surgit de derrière une haie. Dans une cour, une jeune femme habillée en pagne des champs se repose, adossée au mur de la maison, les jambes étendues, un bébé endormi sur les genoux. Elle s’appelle Berthe Mwanankabandi.
Elle offre de l’eau d’une grande
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