Dans le nu de la vie
essayé de dissimuler ces méfaits. À l’inverse même, certains tuaient aux portes des maisons devant un petit public, pour montrer qu’ils étaient des Hutus de confiance et recevoir des compliments de la part des interahamwe.
Autrefois, je savais que l’homme pouvait tuer un homme, puisqu’il en tuait tout le temps. Maintenant, je sais que même la personne avec qui tu as trempé les mains dans le plat du manger, ou avec qui tu as dormi, il peut te tuer sans gêne. Une mauvaise personne peut te tuer de ses dents, voilà ce que j’ai appris depuis, et mes yeux ne se posent plus pareil sur la physionomie du monde.
Quand j’entends à la radio les nouvelles de toutes ces guerres africaines, j’ai peur d’une fin prochaine de l’Afrique. Les chefs africains tranchent leurs affaires avec trop de brutalité. C’est un insurmontable problème, pour nous les petites gens. Mais le cas du Rwanda échappe aux coutumes africaines. Un Africain massacre avec la colère ou la faim au creux du ventre. Ou il massacre juste ce qu’il faut pour confisquer les diamants et consorts. Il ne massacre pas le ventre plein et le cœur en paix sur des collines de haricots comme les interahamwe. Je crois que ceux-là ont mal appris une leçon venue d’ailleurs, hors de l’Afrique. Je ne sais pas qui a semé l’idée de génocide. Non, je ne dis pas que c’est le colon. Vraiment, je ne sais pas qui, mais ce n’est pas un Africain.
Je ne comprends pas pourquoi les Blancs nous ont observés si longtemps, quand on subissait tous les jours les lames. Vous qui avez assisté au génocide sur les écrans de télévision, si vous ne savez pas pourquoi les Blancs n’ont fait aucun geste de remontrance, pourquoi moi, dissimulée dans les marais, pourrais-je le savoir ?
Je ne comprends pas pourquoi certains visages de souffrance, comme ceux des Hutus au Congo ou des fuyards du Kosovo, attendrissent les étrangers et pourquoi les visages de Tutsis, même taillés à la machette, ne provoquaient qu’étourderie ou négligence. Je ne suis pas sûre de croire ou de comprendre la pitié d’un étranger. Les Tutsis étaient peut-être simplement cachés trop loin de la route, ou peut-être n’ont-ils pas montré de visages valables pour ce genre de sentiment.
En tout cas, ce qu’ont fait les Hutus, ce sont des diableries qui ne se discutent pas. Voilà pourquoi, tant qu’il y aura des interahamwe et leurs acolytes incarcérés à Rilima, je continuerai de frémir quand j’entendrai parler à voix haute, entre les feuilles des bananeraies.
La maison terre-tôle de Claudine
Le sentier qui mène chez Claudine Kayitesi grimpe une pente raide et argileuse, disparaît dans le fouillis d’une bananeraie et débouche sur une haie de fleurs. Sa maisonnette est une construction non durable. Dans le Bugesera, les diverses façons de bâtir les murs classifient les habitations en non durables, semi-durables et durables. C’est-à-dire en parois de boue séchée plaquées contre une armature de troncs d’arbres, en adobes de boue mêlée à de la paille, recouverts de crépis ou de ciment, en briques cuites ou moellons de ciment. Les toitures sont le plus souvent en tôles, dépareillées, calées par des pierres, ou neuves, vissées et jointes. La maison de Claudine, œuvre de son père il y a une dizaine d’années, montre de profondes lézardes. Cependant, au contraire de la maison de Berthe, son amie voisine, la sienne n’est pas inondée sous les trombes d’eau à la saison des pluies.
On entre dans une pièce blanchie à la chaux, meublée d’une table basse et de deux chaises, décorée de plusieurs bouquets de fleurs du jour. C’est là que la famille attend la fin des averses. Un pan de tissu sépare le salon d’une chambre arrière, garnie de deux lits en planches. Sur une table sont rangés une bible, une corbeille de fleurs artificielles de communion, un fer à repasser à charbon de bois et une trousse de couture. C’est la chambre de Claudine et d’Eugénie, sa petite sœur qui l’aide à élever les enfants. Sur la droite, un cagibi aveugle abrite des sacs de haricots, des sachets de sel, de riz, une cruche, un savon. Nulle trace d’un paquet de bonbons ou de biscuits. Un sac de voyage rempli de vêtements remplace une penderie. Le cagibi donne sur une troisième chambre. Un matelas recouvre un sommier en terre moulé à même le sol. Là, dorment les enfants, Jean-Petit, Joséphine et la fluette Nadine, âgée
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