Dans le nu de la vie
rentrer chez eux avant la nuit.
Alors, les fuyards chanceux sortaient et se mettaient à fouiller dans les cachettes, pour essayer de trouver ceux qui avaient été tués. Les plus vaillants montaient vers l’école, pour s’abriter et reprendre un peu de vie commune. Les plus affaiblis se couchaient pour se sécher simplement sous les arbres les moins loin. Nous, la nuit, parce qu’on avait notre maison dans les parages, on rôdait dans nos parcelles attenantes pour amasser des aliments. On essayait de se donner des nouvelles des avoisinants qu’on avait aperçus dans la journée.
Dans les marais, la connaissance avec qui on s’était caché pendant de longues journées, elle pouvait disparaître un soir, sans qu’on ne sache si elle avait simplement pris un autre chemin de fuite, derrière une autre équipe, ou si elle avait été carrément coupée. On ne savait rien de beaucoup d’absents. Si on allait les croiser de nouveau un jour prochain, ou si ça s’était déjà mal fini pour eux.
Je peux dire qu’on s’habituait peu à peu de ne plus rien savoir des connaissances, parce qu’on était préoccupés d’autre chose, de comment ne pas se faire attraper tout de suite avec son équipe. Parfois, on pouvait ne plus remarquer la disparition de quelqu’un avec qui on avait partagé les bancs d’école ou l ’urwagwa des années durant. Chez un petit nombre de gens même, l’accablement ruinait les sentiments d’amitié et de familiarité. Ça leur devenait difficile, avec la misère et la peur, de ne pas seulement penser à soi tout le temps.
Après la corvée de victuailles, on se recroquevillait ou on s’occupait des mal portants. Le manque de sommeil et d’alimentation nous malmenait dans les marais ; la dysenterie et toutes sortes de diarrhées d’eaux troubles nous accablaient. Mais la malaria, si tenace d’ordinaire, au contraire, se montrait très clémente, et cette observation m’étonne encore. Pas uniquement la malaria, car autour de nous peu de collègues se plaignaient de nos maladies coutumières, de la tête, du ventre ou du bas-ventre pour les femmes. Au milieu de tous les malheurs, ces maladies semblaient nous proposer un petit délai par solidarité.
Le soir du 30 avril, j’ai découvert les dépouilles ensanglantées de Roseline et Catherine, mes deux petites sœurs. Dans la nuit, le chagrin m’a trop embrouillée. Par la suite, la sagesse m’a parfois délaissée dans le marais, quand je voyais qu’ils avaient tué des petits enfants ou des avoisinants intimes, ou quand on entendait les gémissements de ceux qui avaient été découpés.
Je me suis surprise à demander à mourir. Et pourtant, je ne me suis jamais levée de ma cachette quand je devinais des chasseurs. À leur passage, je ne pouvais plus commander mes muscles, ils refusaient de bouger. Au dernier moment, ils ne pouvaient accepter de faire un mouvement pour qu’on vienne me trancher le cou. Comme d’autres gens, qu’on voyait dans les branchages et qui ne pouvaient retenir un dernier geste des bras, au-dessus de la tête, pour éviter la machette qui devait les tuer directement ; même si, de la sorte, les multiples coupures allaient les faire souffrir beaucoup plus durablement. Il se blottit en notre for intérieur une petite nature de survie qui n’écoute plus personne.
Quand les inkotanyi nous ont libérés, un après-midi, ils nous ont escortés en troupeau de saletés vers Nyamata. Je ne trouve pas d’autres mots. J’étais vêtue comme une filoute, avec des bouts d’étoffes griffées par les branches. Nous avancions dans un songe ralenti, car nous marchions en plein jour, mais sans être obligés de courir de peur d’être coupés.
Le soir, à Nyamata, des jeunes gens ont capturé une chèvre, ils ont allumé le feu, ils m’ont tendu une brochette. Alors, j’ai goûté de la viande grillée, j’ai pris mon aise, j’ai mangé très doucement ; je me suis allongée calmement sur un matelas, j’ai fermé les paupières, alors j’ai ressenti que j’étais de nouveau moi-même.
J’ai duré trois mois dans le campement. J’étais presque vide d’idées, je ne sentais plus mon intelligence. Je somnolais surtout. Les libérateurs nous disaient que les menaces de massacres s’étaient à jamais éloignés de nos vies, qu’on avait gagné. Mais nous, on se disait à voix basse qu’on ne savait pas ce qu’on pouvait bien avoir gagné puisque qu’on avait perdu le plus
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