Dans l'ombre des Lumières
prisonniers l’espoir d’une vie meilleure. Il serait indigne pour notre société de se limiter à les démoraliser et à les flétrir. Elle doit, au contraire, leur proposer une alternative. Les réformes défendues récemment par M. de Lareinty et par le commissaire Gleizes m’ont impressionné et je suis persuadé que nous devrions les poursuivre.
— Vous savez qu’elles rencontrent beaucoup d’oppositions au sein même du gouvernement. On parle de déporter les bagnards dans les îles, à Madagascar, peut-être même en Guyane, sous prétexte qu’ils concurrencent les ouvriers du port et volent leur pain.
— Je sais tout cela, Monsieur. Mais ces craintes sont-elles fondées ? J’aimerais connaître votre avis ; étant donné la longue pratique que vous avez de la marine, vous avez dû vous forger une opinion sur ces matières.
Cazenave fut assez flatté. C’était bien la première fois que son visiteur s’adressait à lui avec ce minimum de déférence qu’il estimait due à son âge et à son expérience.
— En effet, j’ai eu des années pour réfléchir à cette question. L’ancien préfet de Brest, M. de Caffarelli, le premier, m’a indiqué la voie.
— Caffarelli… Caffarelli… La famille de ce gentilhomme a fidèlement servi Buonaparte, il me semble ?
— Vous avez raison, les Caffarelli ont servi l’Empereur sans jamais faillir, contrairement à certaines girouettes qui, pendant les Cent-Jours, se sont jetées aux pieds de Louis XVIII.
À peine apaisée, l’atmosphère s’envenimait de nouveau. Cazenave reprit toutefois sur un ton plus conciliant.
— Quoi qu’il en soit, Caffarelli avait composé un projet visant à réformer le bagne. Pour illustrer son propos, il citait l’exemple de Botany Bay, en Nouvelle-Galles, où les Anglais expédient leurs forçats depuis plus de trente ans. De la sorte, la métropole s’en trouve déchargée.
— Notre devoir de chrétien nous invite sans doute à…
— Monsieur, interrompit le commissaire, la religion est une chose, les finances en sont une autre. Entretenir des forçats en France coûte très cher à l’État, croyez-moi… Je partage toutefois votre avis sur le fond. Le travail, quand il n’est pas trop pénible et nécessite un peu d’habileté, redonne de l’espoir aux prisonniers ; il leur fait oublier l’évasion et le crime. Et, lorsqu’ils sont libérés, c’est souvent pour eux le seul moyen de subsister.
Cazenave s’interrompit quelques instants avant de reprendre.
— Je sais ce que vous pensez, jeune homme, selon vous, tout être humain peut être réhabilité ; il suffit de réunir les bonnes conditions, un peu de volonté, un milieu propice, une société accueillante.
— Ma foi, c’est en effet beaucoup…
— Vous êtes généreux, je n’en doute pas, mais je crains que les hommes ne soient pas tous à la mesure de vos espérances… La question du salut m’a toujours occupé, moi aussi, mais d’une manière différente de la vôtre… J’ai vu que vous consultiez un petit recueil de phrénologie. Quel est selon vous le rapport entre cette science et la religion ? Comment concilier deux domaines aussi dissemblables ? Si le caractère d’une personne se lit sur sa figure, si tout peut s’expliquer logiquement, mathématiquement, quelle place reste-t-il pour la foi, et quelle part réservez-vous donc au salut ?
Saint-Gilles fut agréablement surpris par ces questions qui rejoignaient ses préoccupations du moment.
— La réponse est simple, capitaine, c’est parce que ces visages, ces crânes sont tous sculptés par la main de Dieu ; la science n’est qu’un instrument nous permettant de connaître un peu mieux ses intentions, lesquelles, au demeurant, sont impénétrables. Pour tout vous dire, je goûte assez peu la phrénologie, et ne fais que m’en instruire. J’écarte systématiquement toutes les spéculations humaines qui pourraient entraver le chemin de la rédemption.
— Bien, mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous bornez volontairement vos recherches, et cela, pour des raisons purement dogmatiques.
— C’est que, Monsieur, plus haut encore que la connaissance, je place l’amour et l’immense miséricorde de Dieu. Nous ne sommes pas que des machines ; il y a en nous cette étincelle de divin qui donne un sens à notre existence.
Cazenave n’avait pas traversé une Révolution et un Empire pour écouter le sermon d’un
Weitere Kostenlose Bücher