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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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foire gigantesque, assourdissante, dans laquelle la réussite d’un jeune provincial se révélerait sans doute une gageure. Plusieurs bonnes âmes l’avaient mis en garde, lui répétant que, là-bas, les êtres présomptueux ou candides tombaient en disgrâce. À ces lieux communs, saupoudrés de rêveries enfantines, se mêlaient encore une fougue adolescente et, déjà, une volonté virile ; Antoine était prêt à modeler son destin. Il lui semblait respirer ses propres émotions, matérialisées sous forme d’effluves captieux ; il s’en fouettait ainsi les sens, avidement, abondamment. À Paris, il allait nourrir sa passion pour la peinture.
    Dans les poches de son manteau, il conservait un carnet de papier vierge, un fusain, deux ou trois cayons, une fiole d’encre et quelques plumes d’oie bien taillées. Avant le départ, il avait soigneusement rangé ses plus belles esquisses dans un carton de vélin sur lequel ses initiales étaient gravées en caractères d’or. Voilà quelles seraient ses cartes de visite, ses lettres de créances ; il en était fier, avec la simplicité d’un apprenti dont les critères souverains sont l’honnêteté, la profondeur du désir et la belle ouvrage.
    Par les lucarnes, lui parvenait l’air frais de la campagne qui se mêlait aux odeurs caractéristiques de diligence ; il huma avec volupté le cuir chauffé par le soleil de mai, la paille et le crottin de cheval, les relents de bâche huilée, les parfums suaves de femme et d’herbe grasse. Ce n’était plus l’inconfort ordinaire des sentes bourbeuses et des chemins de traverse. Le craquement des roues sur la chaussée, les nombreuses secousses causées par les ornières lui parurent même insignifiants. Il se demanda, avec une soudaine gravité, combien de paysans s’étaient échinés pour la réfection des routes, en plus de leur misère et de leur fatigue quotidiennes. Puis il chassa cette pensée afin d’observer, une fois encore, ses compagnons de voyage.
    À sa gauche, se tenait l’abbé Renard, le seul passager qu’Antoine connût depuis longtemps. La première fois qu’il l’avait rencontré, il n’avait pas onze ans ; il accompagnait alors son père à l’hôtel-Dieu Saint-Jacques dont l’ecclésiastique, chanoine de Saint-Sernin, était l’un des plus brillants administrateurs. Le père d’Antoine était venu faire ses aumônes à l’hospice, comme chaque année, avant Pâques. L’abbé Renard avait tout de suite considéré Antoine avec cette bienveillance et cette authenticité pleine de bonhomie qui séduisent les enfants. Dix ans plus tard, le vieil homme était resté le même, pensif et réfléchi, le sourire enjoué accroché aux lèvres, une lueur un peu triste au fond des prunelles. Le dessinateur appréciait le maintien du religieux, sa façon de se comporter, avec droiture mais sans rigueur ; il aimait ce mélange d’humour et de sérieux qui rendait sa compagnie agréable. Avec son accent toulousain, l’enveloppante chaleur de ses phrases, l’abbé représentait un repère rassurant, celui de la première patrie.
    Une femme d’âge mûr, Élisabeth Barbeau, était assise en face de lui, dans le sens de la marche ; c’était une bourgeoise assez futile, veuve d’un notaire, qui rentrait à Paris, profitant du trajet pour commenter les affaires du temps ou conter quelques historiettes sans grande conséquence. L’élégante portait une robe de blonde coquelicot, une écharpe de soie noire et un chapeau de paille de riz finement tressée. Son visage, trop fardé, lui donnait l’air ridicule.
    Antoine, en revanche, était habillé à la diable, sans aucune affectation, vêtu d’un simple gilet et d’une chemise blanche, dont les manches s’élimaient. Ce n’était pas l’argent qui lui faisait défaut, mais le souci des apparences. Il ne portait la perruque que lorsqu’il accompagnait son père, en janvier, à la séance publique de l’académie des Jeux floraux. Le reste du temps, ses longs cheveux châtains restaient noués par une cordelette ou tombaient négligemment sur ses épaules.
    À la droite de Mme Barbeau, les bras croisés, la mine un peu sévère, se trouvait un homme trapu, âgé d’une trentaine d’années, habillé lui aussi simplement, en bon bourgeois de province. Il s’appelait Gaspard de Virlojeux et exerçait la profession d’avocat. Ses cheveux étaient noirs, légèrement ébouriffés, ses yeux bleus, ronds et vifs, arpentaient

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