Dans l'ombre des Lumières
lança-t-il sans rougir.
L’officier, qui n’était pas habitué à ce genre de mondanités, jaugea son hôte comme s’il débarquait de la lune, avant de grommeler un remerciement rapide.
Un valet s’approcha alors du commissaire général pour lui signifier que le repas était servi, puis les deux hommes commencèrent à souper.
— Avez-vous eu le temps de visiter l’arsenal, interrogea le capitaine ?
— Eh bien, à vrai dire, le temps m’a manqué. Mais j’ai pu admirer la chaloupe qui a eu l’honneur de porter Sa Majesté Louis XVI. Vous savez l’attention qu’Elle portait à sa marine…
Cazenave était abasourdi : foutre Dieu ! À vingt-cinq ans, ce rejeton d’émigrés s’exprimait comme à Versailles, sous l’Ancien Régime. L’officier avait l’impression de voir l’un de ces petits marquis pommadés à qui le peuple avait jadis botté le derrière jusqu’à Coblence. Toutes les grimaces et tous les discours de ces gens-là semblaient nier l’existence même de la Révolution et de l’Empire. Cet esprit de négation, entrelardé d’affectation, de rigidité et de suffisance, le mettait littéralement hors de lui. Il voulut lancer un sarcasme, au moins décocher quelque pointe émoussée, lorsqu’il se souvint, fort à propos, que M. de Saint-Gilles était le fils cadet d’un pair de France.
— On vous aura mal renseigné, Louis XVI n’est jamais venu à Brest, se contenta-t-il de répondre en s’ébrouant.
Il y eut un moment de silence, interrompu par l’entrechoquement des couverts, le raclement des gorges, le tintement du cristal. Le dernier échange ramena le commissaire trente ans plus tôt, à l’époque de la Terreur. Les images défilèrent rapidement : la maison du citoyen Gaudelet où logeaient les membres du Tribunal révolutionnaire ; la chapelle de la Marine, transformée en temple de la Raison, avec cette inscription terrible : « Justice du Peuple » ; la sainte Guillotine montée à Brest, sur le Champ-de-Bataille… Puis, comme dans un songe, apparut le visage charmant, presque féminin, du bourreau, un jeune illettré qui, disait-on, plaisait aux femmes avec ses airs de muscadin, sa belle chevelure ondulée et son bonnet phrygien… La face d’ange disparut ensuite pour céder la place à une vision horrible, celle d’une tête sanguinolente, la première que le jeune bourreau avait fourrée sous le nez du peuple. Trente années s’étaient écoulées depuis mais, certaines nuits, la victime fixait encore le commissaire de ses yeux révulsés.
Le freluquet qui lui faisait face, ce soir, en était sans doute persuadé : lui, Samuel Cazenave, ne pouvait être que l’un de ces Jacobins fanatiques qui, sous l’Empire, s’étaient composé une nouvelle physionomie… En réalité, il avait souffert de la Terreur et s’était même éclipsé à la campagne, quelques mois avant la chute de Robespierre. Mais sacrebleu ! Il ne renierait jamais sa foi, il avait été révolutionnaire jusqu’au fond des entrailles, avec la sincérité assez balourde et l’honnêteté un peu canaille qui le caractérisaient. Son jeune invité ne pouvait le comprendre. Il y aurait trop d’espoir et de déceptions à lui conter, trop de sang, de joies, de clameurs, d’odeur de poudre et de misère à décrire. Comment retracer, en quelques phrases, la période allant de 1789 à 1815, ces vingt-six années, qui passèrent comme cinquante, et peut-être comme cent ? Et, surtout, dans quel but exhumer autant de fêtes, de chants et de cadavres ?…
– À propos de ma visite, reprit André en se tamponnant délicatement les lèvres à l’aide de sa serviette, j’ai observé cet après-midi un homme étrange. Mon guide prétendait qu’il se nommait le comte de Saint-Amant, une mauvaise plaisanterie, probablement.
— C’est une longue histoire, lâcha le commissaire, bien décidé à faire languir son hôte. Je vous en dirai deux mots tout à l’heure.
Le procédé était assez puéril, peu digne en vérité d’un vieil officier de plume, mais c’était le seul dont disposait Cazenave pour rabattre la superbe du Parisien.
— Parlez-moi plutôt de vos projets de réhabilitation, demanda-t-il d’une voix impérieuse.
Saint-Gilles le considéra un instant avec surprise. Il ne comprenait pas pourquoi cet homme refusait de lui répondre. L’avait-il froissé involontairement ?
— Comme je vous l’ai dit, j’estime que le bagne peut offrir aux
Weitere Kostenlose Bücher