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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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aristocrate aux joues duveteuses ; il s’empressa d’abréger la conversation en ordonnant au valet de resservir un peu de vin.
    — Je crois fermement au salut, Monsieur, insista pourtant Saint-Gilles. J’ai parlé ce matin avec la mère supérieure de l’hôpital. Une sainte femme. Jamais encore je n’avais observé une telle abnégation. Le discours qu’elle a tenu sur la nécessité d’entretenir les forçats comme infirmiers, jardiniers ou cuisiniers, m’a profondément ému.
    — Sœur Marthe ? Savez-vous, qu’il y a six mois seulement, elle a été poignardée par l’un des forçats de l’infirmerie, un misérable qu’elle avait accueilli elle-même ; heureusement le coup n’a pas été mortel…
    Saint-Gilles resta un instant sans voix.
    — Non je l’ignorais, avoua-t-il enfin en écarquillant les yeux… Comment s’est-elle comportée avec son assassin ?
    — Elle lui a pardonné et, grâce à ses suppliques, notre homme a pu éviter la corde.
    Le visage de Saint-Gilles s’illumina.
    — Une preuve supplémentaire de son courage et de sa bonté. Je suis persuadé que le misérable a été touché par la clémence de cette femme.
    — Je n’en sais rien…
    Il y eut alors un moment de silence pendant lequel chacun se contenta de réfléchir.
    — Pardonnez-moi d’insister, reprit soudain le Parisien, mais vous ne m’avez encore rien dit du vieil infirme que j’ai vu sur le port, cet après-midi, le forçat qui se fait appeler le comte de Saint-Amant.
    — Saint-Amant, répéta le commissaire, les yeux baissés et l’air pensif, un étrange personnage en effet.
    — Il a l’air si doux.
    — Il ne l’est pas.
    — Vous voulez dire que…
    — Avez-vous visité le Jardin botanique ? coupa Cazenave de manière assez abrupte.
    — Malheureusement, le temps m’était compté…
    — Quel dommage, c’est pourtant une pure merveille. Vous auriez vu toutes les essences rares que nos marins ont ramenées de leurs voyages.
    Saint-Gilles était interloqué par l’obstination de Cazenave. Pourquoi diable éludait-il constamment le sujet qui l’intéressait le plus désormais ? En fait, le commissaire avait tenté de lui répondre par allusions, en abordant la question de la phrénologie et du salut, mais le jeune médecin n’avait pas assez d’esprit pour le comprendre. Il fallait donc l’éclairer.
    — Vous m’interrogez sur l’identité du forçat qui se fait appeler le comte de Saint-Amant et vous vous demandez sans doute s’il s’agit d’une imposture. Est-ce bien cela ?
    — C’est exact. Le comportement de ce vieillard aimable, les multiples attentions que les prisonniers lui témoignent, m’ont étonné.
    — Vous avez raison, le comte de Saint-Amant possède beaucoup d’ascendant sur la chiourme. Moi-même, en trente ans de carrière, je n’ai jamais rien vu de tel.
    — Mais alors, pourriez-vous me dévoiler l’identité de cet homme. Est-il, oui ou non, le comte de Saint-Amant ?
    — Voulez-vous un cigare ?
    — Non merci, je ne fume pas.
    — Passons tout de même dans le fumoir, afin que je vous raconte cette histoire. Elle est tellement surprenante qu’il me faudrait des heures pour en reconstituer tous les détails.
    Les deux hommes s’installèrent dans la petite pièce attenante au salon. Le valet leur servit du cognac pendant que Saint-Gilles se pelotonnait dans un fauteuil, les oreilles dressées, les yeux grands ouverts.
    — Saint-Amant… Monsieur le comte de Saint-Amant… répéta le commissaire en expirant de larges bouffées de tabac, l’affaire est incroyable en effet. Elle défraya la chronique il y a bientôt dix ans… à cette époque vous étiez trop jeune. Si je n’avais pas lu moi-même toutes les minutes du procès, j’aurais cru à quelques scènes de roman. Et pourtant…

2
    Éléonore
    Trente-six ans plus tôt,
    sur la route de Toulouse à Paris, le 20 mai 1789

I
    Le temps était sec, les chemins poudreux. La diligence, qui filait en cahotant sur la grande route royale, soulevait un nuage pailleté de lumière. C’était la seconde fois qu’Antoine Loisel quittait sa ville natale. À vingt ans, il avait déjà eu le privilège de visiter Rome et ses chefs-d’œuvre, Pompéi et ses ruines, mais jamais il n’avait pu admirer la capitale du royaume. Avec un mélange de fascination et d’inquiétudes, il s’imagina quelque somptueuse Babel, un entassement de richesses, de gloire et de misères, une

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