Dans l'ombre des Lumières
constamment l’espace resserré de la diligence. Malgré l’austérité de sa mise, l’expression assez rude de son visage, il semblait curieux de tout et considérait avec attention les autres voyageurs.
En regardant les silhouettes se balancer mollement sur les banquettes, Antoine songea à Toulouse qu’il venait de quitter le matin même. Il revit le clocher pyramidal de Saint-Sernin, le dôme de l’église Saint-Pierre, la porte Arnaud-Bernard, le pont jeté sur le canal du Midi et, plus à l’ouest encore, l’écluse du Béarnais. Avant que la diligence ne bifurquât sur le grand chemin, il avait lancé un dernier coup d’œil à la ville de briques roses d’où surgissait une forêt de clochers, puis discerné, dans le lointain, les cimes neigeuses des Pyrénées… Sa nostalgie fut toutefois de courte durée. Depuis son retour d’Italie, il rêvait d’une nouvelle respiration, de paysages inconnus, de formes inédites. Jusqu’alors, il s’était comporté goulûment et avait tout absorbé de la cité languedocienne, son art, ses mœurs, ses réjouissances. Mais il s’y trouvait désormais à l’étroit. Il n’y avait pas une gravure, une toile, un bâtiment, une sculpture qu’il n’eût détaillés peut-être mille fois. Ainsi connaissait-il par cœur les œuvres de Bachelier et de Lucas, celles qui ornaient les ponts, les hôtels, les églises. Il avait dévoré des livres, acheté des estampes, suivi les démonstrations des graveurs, des peintres à fresque et des miniaturistes. Avant de visiter le Vatican, il avait même découvert quelques tableaux des plus grands maîtres italiens et flamands, alors exposés rue des Balances, chez le sieur Sermet. Il s’était arrêté longuement devant une toile de Rembrandt qui l’avait subjugué. La puissance que dégageaient les jeux d’ombres et de lumières, le surgissement d’un visage blême qui paraissait sourdre du décor comme une révélation divine l’avaient laissé exsangue et comme transi de peur. Dans l’expression du génie, il existe parfois un seuil où la beauté frôle du doigt la terreur.
Quelques années auparavant, il avait déjà éprouvé une sensation similaire, pleine d’ambiguïtés et de tenaillements internes ; ce choc-là avait confirmé sa vocation pour la peinture. Plusieurs cadavres, dont certains très bien conservés, étaient étendus dans le caveau des Cordeliers. On y trouvait, entre autres, la dépouille d’un jeune duelliste, mort, quelques mois plus tôt, la poitrine transpercée par un coup d’épée. La plaie semblait récente, encore fraîche et la peau, rouge de sang, demeurait presque intacte. Le contraste violent entre l’apparence de la vie et la réalité de la mort avait fasciné Antoine. À son âge, ce n’était nullement l’idée de sa propre disparition qui l’affectait, mais le souvenir du décès de sa mère, survenu en couches, douze ans plus tôt. Aux Cordeliers, il avait senti que le dessin recelait une part d’immortalité et que la peinture pouvait saisir la grotesque évanescence de la vie humaine.
Il avait détourné le regard, mais ce qu’il avait vu ensuite était pire encore ; les restes d’une femme, la belle Paule, disparue quatre cents ans plus tôt. Avec la naïveté de son âge, il avait été horrifié de voir la jeunesse et la beauté ainsi flétries. Cette créature, autrefois si attirante, n’était plus qu’un corps momifié, un squelette recouvert d’une peau brune, elle-même marquetée de tâches jaunâtres et de pliures hideuses ; avec ses orbites vides, sa bouche édentée, ses touffes de cheveux rêches, abandonnées au sommet du crâne, elle lui avait paru terrifiante. Sans même s’en apercevoir, Antoine avait compris l’essence du mouvement pictural. Cette gueule horrible serait inscrite dans la grâce de toutes les jeunes filles qu’il représenterait à l’avenir. Il n’avait même pas besoin de le décider, il n’y aurait plus, dans ses toiles, de sourires de chasse et de moues purement champêtres, de joues roses et dodues comme celles des nymphes de Watteau et des baigneuses de Fragonard ; il exprimerait en creux, dissimulée comme une énigme, toute la fragilité de cette mère à demi inconnue que la mort avait brisée à l’âge de vingt-cinq ans. Une fois rentré d’Italie, il avait pourtant oublié ces douloureuses réminiscences ; il en était revenu la tête farcie d’art antique, de formes idéales, de lignes épurées.
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