Dans l'ombre des Lumières
moindre sentiment de commisération pour la triste horde. Pantois, Saint-Gilles n’osait ouvrir la bouche. C’est alors qu’il assista au déferrement des prisonniers. Un premier forçat déposa sa tête sur un billot. Le chaloupier chassa alors le boulon qui scellait son collier, en appliquant un rude coup de masse sur un ciseau. Un geste un peu gauche et le crâne du bagnard eût été fracassé. L’opération se renouvela ainsi des dizaines de fois. Saint-Gilles avait la gorge terriblement sèche et ne parvenait plus à déglutir sa salive. Il voulait que cette pénible cérémonie cessât sur-le-champ. Il avait l’impression de voir, à grande échelle, l’affreuse parodie d’une exécution. Il ne pouvait pas s’empêcher de sursauter légèrement et de crisper le visage chaque fois que le bruit sourd du marteau retentissait dans la cour. Le jeune médecin n’était pas vraiment homme à s’identifier ; il réagissait en fonction de son dogme et de ses principes. Son métier l’avait habitué à la vue du sang, mais il conservait une forme de dégoût instinctif pour l’exposition de la souffrance. Et il ne pouvait tolérer le fait, pourtant banal, qu’un individu pût infliger des sévices à ses semblables. Là encore, c’était moins une question d’émotion que de normes.
Quand tous les forçats furent enfin libérés de leurs colliers, les barberots, à la fois bagnards et barbiers, s’approchèrent d’eux pour leur raser la tête, une mesure qui relevait autant de l’hygiène que de l’infamie.
— Nous luttons ainsi contre les poux et la teigne, glissa Cazenave entre ses dents. Cela nous permet en outre de prévenir les évasions. Avec leur crâne rasé – ici on dit leur « boule » – les bagnards sont vite repérés.
— Que se passe-t-il ensuite ? s’enquit poliment le médecin.
— Eh bien, tous ces braves gens seront baignés – ils puent comme des bêtes – nous n’avons même pas eu le temps de les laisser en quarantaine à Pontanézen…
Les deux hommes attendirent en devisant la fin des ablutions. Saint-Gilles regardait un peu tristement les anciennes hardes des forçats que l’on avait jetées en tas puis brûlées dans un coin de la cour. Il vit ensuite les hommes s’habiller de neuf et revêtir leur tenue de bagnard, une nouvelle peau qu’ils ne pourraient ôter avant le jour de leur mort ou celui de leur sortie. Ils reçurent ainsi de gros souliers ferrés, un pantalon et une veste en toile écrue, une casaque écarlate, un bonnet – vert pour les condamnés à temps, rouge pour les condamnés à vie – avec une plaque de fer-blanc portant le numéro de matricule. Chaque pièce d’étoffe était marquée des initiales GAL, pour galérien. C’était bien plus humain, songea Saint-Gilles, que l’ancien brûlement fleurdelisé à l’épaule.
— Les formalités sont-elles terminées ? demanda-t-il assez froidement, en toussotant.
Cazenave lui jeta l’un de ces regards plein de fausse pitié et de raillerie que les gaillards adressent parfois aux plus malingres. Il avait déjà remarqué que la santé de son hôte était fragile. Saint-Gilles était en effet souffreteux et prenait fréquemment du sirop de calebasse pour soulager sa poitrine.
— Non, les formalités ne sont pas terminées, grogna le commissaire général, le chaloupier doit encore placer la manille à la cheville des prisonniers.
— La manille ? répéta Saint-Gilles avec un soupçon de niaiserie dans le regard.
— C’est un anneau rivé par un boulon sur l’une des jambes et terminé par la clavette à laquelle la chaîne sera attachée. Vous allez pouvoir observer toute l’affaire dans quelques minutes. La chaîne part de la manille et monte jusqu’à la taille, où elle est soutenue par le crochet de la ceinture que porte chaque forçat.
— Je comprends… Et ensuite ?
— Ensuite, les choses en restent là… pour aujourd’hui. Ces braves gens ont mérité un peu de repos ; ils seront enfermés dans leurs nouveaux quartiers.
La dernière phrase fut prononcée avec une pointe d’ironie ; ce genre de traits était bien dans les habitudes de Cazenave ; il n’était pas cependant du goût de son hôte qui n’avait pas le sarcasme facile. Le médecin resta de marbre et, sous son influence, le commissaire reprit un ton plus adéquat au service.
— Dans quelques jours, quand nous connaîtrons mieux nos nouveaux pensionnaires, nous formerons les
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