Dans l'ombre des Lumières
du bureau.
— C’est exact.
Le commissaire général ignorait manifestement les règles de la bienséance ; il avait omis de dire « Monsieur le comte de Saint-Gilles », et cette familiarité fleurait son Jacobin à plein nez. La manière indélicate de rappeler à André ses liens de parenté, la façon discourtoise qu’il avait eue de lui lancer au visage l’inconsistance de sa jeunesse, revenaient à lui dire qu’il ne serait jamais rien d’autre que le fils d’un puissant… Diable ! De telles goujateries sentaient en effet son fort de la halle, son président de club, son guillotineur déguisé en paisible officier de plume. Dans quelle étable, dans quelle soupente avait rampé ce faquin-là, se demanda sérieusement Saint-Gilles.
La suite de la conversation parut un moment confirmer les premières suspicions du médecin.
— Votre famille connaît, je crois, le vice-amiral Willaumez, ainsi que le commissaire général Durand d’Ubraye, lança le capitaine en remuant bruyamment les narines… Ils m’ont d’ailleurs informé de votre venue…
Cazenave avait le ton aigre et impérieux du gabelou saisissant au collet quelque faux saunier 1 .
— Nous sommes depuis longtemps en relations, répondit sobrement André.
Le commissaire se tint satisfait, ce qu’il suggéra un peu grossièrement par un raclement de gorge.
— J’ai donc appris, Monsieur, que vous vous intéressiez à des projets de réformes, ajouta-t-il.
— Je considère que le bagne doit soigner au lieu de se limiter à punir…
— Le bagne ? Soigner ? Hum ! M’oui… m’oui. Bien sûr… Vous avez de la chance ; il se trouve que j’attends l’arrivée de la chaîne aujourd’hui même. J’ai cru comprendre que vous n’aviez jamais assisté à ce genre de formalités. Eh bien, vous aurez l’occasion de parfaire votre enquête…
Après une brève interruption, le commissaire continua sur un ton moins sarcastique et presque aimable.
— Je ferai tout pour vous faciliter la tâche, Monsieur. Je suis persuadé que vous apprendrez beaucoup dans notre établissement. Par ailleurs, vous me feriez un grand plaisir en acceptant de vous joindre à moi, ce soir, pour le souper. Je vous prie de pardonner la brutalité de mon accueil et de n’y voir que l’incorrigible rudesse d’un vieil officier.
— Quand l’arrivée de la chaîne est-elle prévue, capitaine ? s’enquit André fuyant ainsi les vaines palabres.
— Elle doit quitter Pontanézen cet après-midi même ; elle ne devrait donc pas tarder à franchir les portes du bagne. Vous suivrez l’inspection à mes côtés, si le cœur vous en dit. Retrouvons-nous d’ici une heure, voulez-vous.
— Je serai au rendez-vous.
En sortant du bureau, Saint-Gilles imagina le regard du commissaire glisser sur sa silhouette ou détailler sa démarche de manière insistante. Pendant quelques secondes, il sentit même une sueur froide couler le long de son échine, comme si la France était revenue trente ans plus tôt, au temps où les Cazenave expédiaient les Saint-Gilles à l’échafaud.
Sur le chemin du port, il tenta pourtant de se calmer. Il se répéta plusieurs fois, non sans raison, qu’il exagérait et qu’en vérité il ne savait rien du commissaire général. Cette maudite Révolution avait fait tant de mal, songea-t-il, que tout le monde était encore suspecté d’avoir un jour trinqué avec le Diable, même les braves gens, même les plus respectables. Sans doute Cazenave était-il seulement l’un de ses bons bourgeois qui n’avaient fait que servir l’Empire avec le zèle outré des parvenus. Morbleu ! On n’était tout de même plus à la fin de la Terreur ou après les Cent-Jours, en ces temps funestes où chacun s’observait avec méfiance en se demandant les yeux plissés : « Et vous, mon ami, avez-vous frayé avec la canaille ? Que faisiez-vous donc à l’automne 1793 et au début de 1794, au cours de cette année terrible que les coquins appellent encore l’an II avec une fierté visible et une répugnante nostalgie ? » 1793, le seul fait de prononcer cette date remplissait Saint-Gilles d’effroi. Dans l’arsenal, il parvint pourtant à chasser de son esprit ses mauvaises pensées et coupa court à de nouvelles spéculations. Il se concentra sur son but : aider les malheureux, servir la société et faire ainsi œuvre de charité chrétienne.
L’orage était passé et le vent d’ouest chassait les derniers
Weitere Kostenlose Bücher