Délivrez-nous du mal
partie des électeurs du conclave. Ce qui incita Bénédict à penser qu’il était peu probable que ce cardinal, Promoteur de la Cause, s’intéressât de près à son cas alors même que les débats sur l’élection du souverain pontife n’avaient pas encore produit un nom.
Il résolut néanmoins de se présenter au logis de Moccha.
Il était situé dans un quartier populaire, occupant une vaste bâtisse qui abritait autrefois un temple romain. Monseigneur Moccha menait sa vie loin des résidences opulentes des sommités de l’Église. Dès le vestibule, Bénédict aperçut des enfants qui coulaient, de nombreuses femmes qui s’emportaient les unes contre les autres, des chiens qui rôdaient dans les escaliers, des moines qui s’entretenaient avec des soldats, des cheminées garnies de tournebroches et de chaudrons.
Gui avait l’impression d’entrer dans le château d’un seigneur du temps des rois chevelus, prodigue et désordonné, faisant cohabiter épouses et concubines, s’enorgueillissant de ses nombreux héritiers, plutôt que de pénétrer dans la demeure d’un des plus hauts représentants de l’Église.
Un tel cardinal à la vie exubérante eût fait un bien mauvais voisinage dans le quartier des prélats.
Un diacre, impassible au désordre qui l’entourait, l’accueillit. Petit et rond, l’air intelligent, le frère Deuxièmefait était de ces hommes revenus de tout, qui peuvent franchir sans s’émouvoir un champ de bataille après la tuerie ou les rues d’une ville décimée par la peste.
Il jeta un œil sur les documents de l’abbaye de Pozzo et sur le miracle du tombeau d’Evermacher.
— Hum, fit-il en hochant la tête. Cantimpré ?
Bénédict acquiesça.
— Suivez-moi.
Dans son sillage, Bénédict Gui traversa des salles populeuses, certaines aux murs encore ornés de vestiges des mosaïques du temple antique ; il croisa une magnifique femme perse aux longs cheveux noirs, à la peau brune et aux yeux verts, une galerie d’armes digne d’un baron croisé, puis pénétra dans une petite pièce.
La lumière du jour tombait par quatre soupiraux pratiqués dans le plafond. Le sol était marqueté et les murs couverts de panneaux de bois. Au centre trônaient une écritoire et des lutrins supportant des livres. Derrière l’écritoire, Bénédict remarqua, sur un buffet, la reproduction d’un buste grec et une pietà , sculptées dans le même marbre rose.
— Le cabinet de Monseigneur, dit le diacre en le faisant entrer. Je vais le prévenir.
Bénédict se retrouva seul. Sa première idée fut que, si les événements tournaient mal, il ne pourrait jamais fuir d’ici. Il se dirigea vers les parois en bois et les heurta du bout des ongles : le son était creux. Les conversations pouvaient être entendues.
Il s’approcha d’un des lutrins pensant trouver un psautier : en l’occurrence, il s’agissait d’un recueil de poètes lyriques grecs.
« Moccha est lettré », pensa Bénédict.
Il tourna une page et tomba sur l’Hymne sulfureux de Sapho.
« Et il a l’esprit large…»
L’écritoire était vide. Il s’intéressa au buste grec. Il resta un moment sans pouvoir se rappeler le personnage antique qu’il représentait.
Alors le cardinal Moccha entra par une porte dérobée, dissimulée derrière un panneau.
Il avait une cinquantaine d’années ; gras et le visage gâté par de nombreux excès, il dégageait toujours une impressionnante vigueur. Hormis ses bagues, rien ne pouvait laisser voir qu’il s’agissait d’un prélat : il était torse nu, la tête couverte d’une serviette, le teint ruisselant de quelqu’un qui sort d’une étuve. Une jeune servante, l’étrille à la main, le suivait pour le forcer à se couvrir d’un manteau.
Il céda sous la feinte colère de la jolie fille. Celle-ci ressortit.
Moccha s’assit sur le tabouret derrière son écritoire.
Bénédict Gui se demanda soudain pourquoi cet important personnage acceptait de le recevoir si vite, interrompant son bain de vapeur pour l’entendre.
— Montrez-moi, lui dit Moccha sans autre formule d’introduction.
Bénédict déposa ses documents sur la table.
L’homme se mit à les parcourir, s’essuyant le front en sueur du revers de la main.
— Êtes-vous l’une de ces petites vermines qui battent la campagne en promettant à de pauvres fidèles qu’en échange d’argent, ils vont leur offrir un saint et assurer la fortune de leur
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