Délivrez-nous du mal
miracles de plein droit. Il faut lui laisser le temps de grandir, à l’abri des mauvais esprits. Qui sait quels autres pouvoirs l’attendent ? Protégez-le !
— Il n’y a donc rien de démoniaque chez lui ?
La sorcière avait souri.
— Je gage que les démons ont plus à craindre de Perrot que Perrot des démons. Ce sont les hommes, le vrai danger pour ce garçon ! Qu’ils ne sachent jamais son existence avant qu’il soit en âge de se défendre lui-même.
Le père Aba avait scrupuleusement suivi ce conseil. À son retour à Cantimpré, il apprit que, pendant les trois jours d’absence de Perrot, toute une suite de malheurs s’était abattue sur le village.
Aba avertit Esprit-Madeleine des recommandations de la Meffraye. Il voulut quitter Cantimpré avec Perrot et elle, aller se terrer loin des regards. Mais la femme refusa : pieuse, elle considérait que si Dieu les avait conduits jusqu’ici, malgré les mille péripéties depuis leur rencontre à Paris, il fallait se résoudre à son choix. Le père Aba finit par obtempérer. C’est alors qu’il résolut, pour détourner l’attention de Perrot, de répondre à la volonté de ses fidèles et d’associer son prédécesseur Evermacher aux miracles qui bénissaient Cantimpré…
Ce stratagème avait parfaitement fonctionné pendant huit ans. Lorsque Esprit-Madeleine et le prêtre interrogeaient Perrot sur ses dons, il répondait invariablement : « Ce n’est pas moi. Je ne fais rien. Je ne décide de rien. »
Le secret paraissait bien gardé.
Jeanne Quimpoix ouvrit sa porte au père Aba et le pressa d’entrer pour ne pas laisser le froid envahir sa masure. Le visiteur secoua son manteau trempé et obéit.
Il fut de nouveau surpris de découvrir un intérieur net, sans grimoires, ni creuset, ni plante séchée, ni rien de ce qui évoquait l’antre d’une sorcière. Il se souvenait aussi de son étonnement lorsqu’il avait découvert, sept ans plus tôt, que la Meffraye n’avait qu’une trentaine d’années et que, alors qu’il s’attendait à lui voir la mauvaise mine qu’inspire sa condition, elle était plutôt jolie : les cheveux blonds coupés court, la taille fine et la peau blanche. Elle portait un bliaud clair serré par une corde de chanvre qui lui donnait l’air d’une jeune fille à marier.
— Je suis Jeanne Quimpoix, lui avait-elle annoncé, comme ma mère avant moi et sa mère avant elle, et ainsi de suite en remontant jusqu’aux temps de Fredelon de Rouergue au IX e siècle.
Selon le gré des générations, les Meffraye se déplaçaient dans le comté de Toulouse. Leur plus grand mal ? Ne jamais prendre de mari. Chaque Jeanne Quimpoix disparaissait quelques semaines de son lieu d’habitation, pour revenir grosse et accoucher d’une fille…
La femme proposa au père Aba de se réchauffer près de son feu et de lui préparer un reconstituant. Elle ouvrit l’un des bahuts où elle rangeait méticuleusement ses composants minéraux, fluides et herbeux. Elle se saisit d’antimoine et de mercure qu’elle lia avec quelques gouttes d’huile et d’eau chaude.
— Buvez cela, lui dit-elle alors qu’il s’était assis au coin du foyer où trônaient deux chaudrons. Je vais voir ce que je peux vous offrir à manger. Depuis combien de temps êtes-vous sur les routes ?
— Moins de jours que mon apparence le laisse penser…
— Vous n’avez qu’un œil, le pérégrin, mais il est éloquent. Vous êtes en souffrance. Et en colère. Un homme vous a trahi ? Une femme peut-être ? Ou bien traînez-vous derrière vous le faix d’un remords ? Avez-vous péché en Terre sainte ? Ne vous a-t-on pas remis toutes vos fautes ?
Le père Aba eut un sourire triste.
Il se dit que la « sorcière » voyait juste. Depuis le ravissement de Perrot à Cantimpré, il ne se passait pas d’heure sans qu’il y songe ni qu’il en souffre.
Jeanne Quimpoix s’approcha et dit d’un ton de regret :
— Je n’ai que des viandes mélancoliques et des lentilles qui ont germé. Si le goût est douteux, au moins sera-ce chaud et revigorant.
— Je n’en demandais pas tant. Encore merci.
Il but le breuvage de la sorcière. Il sentit aussitôt l’extrémité de ses mains et de ses pieds se réchauffer.
Peu de temps après, il dévorait le repas à table. Cela faisait des années qu’il ne s’était pas tant précipité sur un plat. Sédentaire à Paris, sédentaire à Cantimpré, le père Aba n’avait
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