Délivrez-nous du mal
vitesse avec la troupe qui l’accompagnait.
Chaque soir, Até ordonnait une halte dans une abbaye, une auberge ou un château. Aux relais, l’ensemble des chevaux était changé à prix d’or.
Depuis son rapt, Perrot était dominé par deux sentiments : la peur et le chagrin. La peur de se voir assassiner sur un coup de tête d’Até, et le chagrin des lieux et des personnes dont il était privé.
Il avait eu la prémonition de ce malheur ; le matin même de l’enlèvement, il était inquiet, maussade, sentait un danger poindre sans pouvoir l’identifier. Il n’avait pas dormi de la nuit.
Aujourd’hui, tout lui manquait : ses parents, ses amis, les leçons du père Aba, ses jeux sur les hauts plateaux, l’humeur enjouée du village.
Avec ses camarades il se livrait chaque jour aux distractions de son âge, les balles, les toupies, les batailles de boules de neige, les œufs roulés à travers le village, les activités des adultes que l’on singeait : la chasse, la vie de berger, la récolte, le lavoir.
Cantimpré se repeuplait. Il y avait désormais plus d’enfants que d’adultes au village.
Sauf au sein de la famille du petit Perrot.
Esprit-Madeleine et son mari Jerric ne parvenaient pas à faire naître de second enfant. Perrot dormait seul dans son lit, et non en compagnie de cinq ou six frères et sœurs comme partout ailleurs. Les habitants de Cantimpré avaient mis sa réserve naturelle et sa mélancolie sur ce compte.
Mais ce n’était pas cela. Perrot sentit qu’il n’était pas fait comme ses compagnons.
Un jour qu’il s’amusait à identifier des figures d’animaux dans les amas de nuages qui passaient au-dessus de Cantimpré, l’un de ses amis brandit un bâton et se mit à ordonner aux nuées de changer la direction de leur course. Plusieurs l’imitèrent en riant. Lorsque vint le tour de Perrot, il commanda du bâton : les nuages lui obéirent. Il recommença par trois fois, toujours avec succès. D’abord interloqués, les enfants parièrent sur un coup de chance puis, vite lassés, se tournèrent vers un autre jeu.
Quelquefois il modifiait le rituel d’un jeu par un geste qui pouvait se révéler édifiant : à la Saint-Jean, les enfants s’en allaient danser autour d’un chêne ossifié qu’on disait être le plus vieux du plateau de Gramat. La première fois qu’il s’y rendit, Perrot préféra se déplacer un peu plus loin et demander à tous de venir encercler un petit chêne frêle à peine plus haut que lui. L’année suivante, le vieux chêne était mort et son délicat voisin resplendissait de vigueur. Il devint le nouveau symbole de Cantimpré, arbrisseau qui leur promettait des décennies et des décennies de bonheur.
Perrot n’avait peur de rien, ni de la nuit, ni du vide, ni du noir. Il fut l’enfant idéal pour aller récurer les puits étroits de Cantimpré. Tout le monde s’extasiait sur son courage.
Un matin d’hiver, une fillette fit une chute d’un toit et se brisa la cheville. Perrot se précipita en entendant les cris. Sitôt près d’elle, un étrange frisson lui traversa le corps, puissant et insistant ; il comprit dès lors, de manière indéfinissable, que la fracture de l’enfant était en train de se soigner, qu’elle guérissait grâce à lui . Il avait une conscience aiguë de ce qui arrivait : ce n’était pas lui qui provoquait ce frémissement, ni la guérison, mais un mystérieux influx se servait de lui pour agir.
Toutefois, ce matin-là, il n’apprit pas cette seule vérité sur lui-même : la fillette, lorsqu’elle se fut relevée, indemne, l’accusa de l’avoir poussée du toit. Perrot se récria, arguant que la fille mentait pour ne pas être réprimandée par ses parents, mais personne ne le crut. On le blâma et il fut corrigé par son père Jerric.
De telle sorte que, le jour où il décelait l’existence de son don, il faisait aussi connaissance avec la méchanceté humaine.
Il avait quatre ans.
Blotti dans la charrette, Perrot sentit le convoi s’arrêter. Tout de suite il perçut l’agitation des hommes en noir et d’Até ; ils devaient être arrivés dans un nouveau village. Perrot ne pouvait rien voir de l’extérieur. Il écoutait. Bientôt des voix de femmes inconnues se levèrent. Douces d’abord, interrogatives ensuite, elles ne tardèrent pas à se muer en cris. Accompagnés de hurlements d’enfants, d’échanges de coups d’épée, de râles d’hommes blessés.
Perrot
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