Délivrez-nous du mal
servaient à ces catins. Ce qui n’empêchait pas certains clients scabreux, peu gênés de se montrer en public, de culbuter une Dalmate ou une Morave derrière un rideau ou sur l’angle d’une table. Le maître des lieux, qui s’enorgueillissait du fait que sa famille possédât cette maison de plaisir depuis la fin de l’empire romain, avait toutefois l’odorat délicat : des croix de bois étaient clouées sur les murs pour empêcher les hommes ivres d’y uriner.
Marteen était l’un des familiers du bouge ; dès son arrivée, il salua plusieurs tablées, se laissant offrir des pots et débitant sans varier la chanson qu’il entonnait depuis que Karen Rasmussen avait décrété leur retour en Flandre : « Je dois partir… Ne reviendrai plus à Rome… Tristesse… Douleur…»
À l’évidence, la complainte de l’exil exaspéra. On était heureux de voir ce gros nain jovial à la taverne mais aussi soulagé de le savoir bientôt hors du pays. Surtout les filles. Il affectait avec elles les mêmes manières qu’au palais : bêtes et sans retenue.
Seulement cette nuit, Marteen s’était armé d’une bourse mieux garnie qu’à l’accoutumée, et sitôt qu’il incita le tenancier à remplir à la ronde des pots d’hypocras, on se fit un devoir de pleurer son départ.
Certains lui donnaient une tape amicale dans le dos en remerciement d’un godet, d’autres lui promettaient, pour le remonter, qu’il reviendrait à Rome sans tarder et qu’ils l’attendraient ; d’autres encore, passablement échauffés, s’unirent pour lui payer une dernière fille. Certes, leur choix s’arrêta sur la plus vieille et la moins coûteuse de la maison, mais Marteen ne fut pas insensible à ce geste de bons compagnons.
Il perdit toutefois la sympathie du public lorsqu’il se piqua de décrire la Flandre et de dresser le portrait de ce comte Gui de Dampierre dont personne à Rome n’avait jamais entendu parler et qui, paraît-il, se faisait plumer par le roi de France.
Marteen, égal à tous les hommes désagréables qui ne s’aperçoivent jamais qu’ils sont détestés, décida qu’il avait suffisamment sacrifié de sa personne en ce lieu.
Déjà gris, il sortit de la taverne et, dans la rue sombre et déserte, se hâta, l’esprit en paix, d’uriner contre un mur. Il observa autour de lui, ajusta son capuchon et son manteau puis reprit sa marche dans la nuit froide.
Il choisit la direction d’une nouvelle taverne, La Main de Catherine Belle. C’était un tripot. On s’y défiait aux jeux des gobelets, aux dés, aux cartes, aux osselets, on y pariait sur des combats de coqs, sur la longueur des jambes du roi d’Angleterre, sur le nombre ordinal du prochain pape ou sur la quantité de litres de vin ingurgitée d’affilée avant de rendre son repas sur ses bottes.
Une heure plus tard, en chœur avec d’autres ivrognes, il entonnait des refrains qui ridiculisaient l’empereur du Saint Empire germanique, se moquaient des mahométans et des Byzantins, déversaient des obscénités sur les Templiers, et invitaient, cognant du poing contre la table, à brûler tous les hérétiques en les liant dans une manne d’osier.
Peu avant matines, Marteen fit ses adieux, la larme à l’œil, et retourna dans les rues afin de rejoindre le palais de Rasmussen.
Sa marche était chaloupée ; il sifflotait des bribes de chansons rendues incompréhensibles sous l’effet de l’alcool. Il ne détecta pas les ombres qui, dissimulées dans les rentrants d’une porte, s’étaient mises à le suivre.
Il s’arrêta à l’angle de deux rues, leva la tête afin d’examiner le ciel et se demander si, à Tournai, il n’y aurait pas moitié moins d’étoiles à admirer, étant reconnu que le firmament y était là-bas plus éloigné de la Terre qu’à Rome. Il allait se répondre un oui navré lorsque quatre brigands tombèrent sur lui.
Marteen eut la tête fourrée dans un sac et fut embarqué à dos d’homme ; ivre et sonné, il ne cria ni même ne parla : seul un long grognement embarrassé lui échappa.
Il fut emporté à travers la ville.
Lorsqu’il retrouva le contact du sol, ce fut pour chuter lourdement sur un plancher de bois qui sonna le creux ; Marteen crut, pris de tournis, que le monde se dérobait sous ses pieds, jusqu’à ce qu’on lui libère la tête et qu’il découvre, dans la pâle lumière de la lune, qu’il se trouvait sur un ponton flottant en bord de Tibre, une barge
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