Délivrez-nous du mal
stationnaire qui servait à charger des embarcations.
Il se tenait sous un pont, non loin de l’île Tibérine, réplique du légendaire pont Sublicius qui vit le héros Horatius Coclès mettre seul en déroute toute une armée étrusque, six siècles avant Jésus-Christ. Ici se dressait désormais l’arsenal où les bâtiments fluviaux endommagés de la cité étaient radoubés par les calfats. En cette saison, la plupart d’entre eux avaient été tirés sur la rive et renversés sur les berges, empilés les uns contre les autres. Les rayons de lune les couvraient d’une lueur fantomatique : leurs coques ressemblaient à de monstrueuses tortues au repos.
L’endroit était désert.
Marteen aperçut quatre hommes debout autour de lui, chacun estimant, en le regardant, ce qu’il allait lui dépiauter. Ils commencèrent par le délester de son manteau et de ses chaussures. Marteen eut beau implorer, il reçut des gifles et des crachats.
Soudain, la perspective de quitter Rome pour la Flandre lui parut la plus enviable au monde ; si seulement il parvenait à voir le soleil du lendemain !
Le chef de la bande découvrit sa bourse. Bien qu’entamée par sa longue soirée de débauche, elle contenait encore de quoi réjouir les voleurs. S’ensuivit une empoignade entre ces derniers qui s’attribuaient tous le mérite d’avoir vu Marteen le premier et donc de disposer de droits supplémentaires dans le partage du butin.
L’algarade s’envenima. Le Flamand se recroquevilla sur le ponton. La violence des brigands le médusait. Soudain il entendit siffler un objet au-dessus de sa tête puis un bruit mat ; un homme, promptement suivi par un second, tomba à l’eau. Marteen tourna la tête. Une silhouette s’avançait sur la berge, protégée par l’ombre profonde du pont.
Les deux voleurs sur la barge sortirent des couteaux et essayèrent de tirer d’une main leurs compagnons hors des flots glacés.
C’est alors que Marteen, se sentant négligé, gagné par le culot, en profita pour se relever et prendre ses jambes à son cou.
Pieds nus, il bondit sur la berge et, sans adresser le moindre regard à l’homme qui se tenait non loin de lui, fila sous le pont en glissant entre les coques de bateau renversées, certain d’en réchapper s’il ne faiblissait pas.
Il se dit qu’il n’était pas près d’oublier sa dernière nuit à Rome !
Mais sa course aboutit à une impasse. Le quai s’achevait par un mur de pierre oblique et le pont était trop haut pour s’y suspendre. Pris au piège, Marteen n’avait nulle part où fuir.
Il entendait les cris des hommes qui s’étaient rassemblés et élancés à sa poursuite. Il voulut se rencogner, se pelotonner dans le noir, mais il saisit deux mots murmurés au-dessus de sa tête.
— Par ici !
Un homme lui tendait la main depuis le premier pilier de bois du pont Sublicius. Marteen eut un instant de doute, il ne connaissait pas ce personnage.
— Il n’y a pas d’autre voie. Venez ou vous êtes pris !
— Qui êtes-vous ?
— Trop tard !
Ce cri du cœur poussa Marteen à saisir la main tendue, au moment même où les voleurs arrivaient à sa hauteur. Il leur échappa de justesse. Les quatre hommes firent demi-tour.
— Pressons, dit l’homme à Marteen. Ils vont contourner la berge et nous rejoindre.
Il conduisit Marteen sur le pont de bois jeté par-dessus le Tibre. Comme prévu, les quatre hommes surgirent derrière eux ; Marteen, les pieds pétrifiés par le froid, éprouvait des difficultés à suivre. Il finit par chuter à mi-parcours. Seulement, à sa grande surprise, ses agresseurs renoncèrent à le pourchasser et rebroussèrent chemin.
— Qu’ont-ils ? s’inquiéta-t-il.
— Ces voyous appartiennent à une bande de quartier. En franchissant le pont, nous pénétrons un nouveau district tenu par un autre groupe de malfaiteurs. Nos poursuivants ne risqueraient sous aucun prétexte d’être découverts sur un territoire qui n’est pas le leur.
C’est alors que Marteen reconnut le visage de son sauveur : il s’agissait d’un des hommes qui lui avaient offert la fille publique à La Poupée Violette pour fêter son départ de Rome !
— Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Relevez-vous, lui dit Bénédict Gui. Nous parlerons plus tard.
Il entraîna le Flamand de l’autre côté du fleuve, dans les ruelles labyrinthiques du Trastevere, jusqu’à un vaste atelier de verrerie qui dominait le Tibre. Ils y
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