Délivrez-nous du mal
chambre de l’abbaye, celle d’ordinaire dévolue à l’archevêque lorsqu’il était de passage.
Il n’avait jamais imaginé une si grande hotte de cheminée ; le lit était aussi large que la pièce principale de sa maison de Cantimpré et une baignoire de laiton était remplie au ras d’une eau fumante qui sentait la lavande.
Le soleil tombait ; toute l’abbaye vibrait aux chants des centaines de moines qui célébraient les vêpres.
Perrot était assis sur une chaise. Comme d’habitude, Até vaquait dans la chambre et lui demeurait immobile et muet. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pas prononcé un mot.
Il ne pouvait chasser de ses pensées la vision d’Até passant son épée au travers de la poitrine de la femme. Et les vastes distances parcourues qui l’éloignaient chaque jour de Cantimpré le plongeaient dans une terrible mélancolie.
La femme passa une heure devant son miroir de bronze à lisser ses cheveux et refaire sa lourde tresse. Elle n’était vêtue que d’une chemise blanche qui traînait au sol. Elle se leva pour verser de l’eau bouillante dans son bain. Après quoi elle alla vérifier que la porte de chêne était bien fermée au verrou et que les volets des croisées étaient bloqués.
Elle vit Perrot suivre ses gestes du regard.
— J’ai connu un enfant comme toi, il y a un an, dit-elle, il s’est jeté dans le vide, préférant la mort, avant même de savoir où je l’emmenais ! Je ne souhaite pas que cela se reproduise.
Elle pénétra dans son bain avec sa chemise, retenant sa tresse d’une main. Elle dénuda son épaule droite et observa la cicatrice du coup qu’elle avait reçu lors de l’enlèvement de la fille. La plaie ne se voyait plus.
— Magnifique, dit-elle. Tu as fait un travail remarquable !
— Je n’y suis pour rien, murmura Perrot.
Até sursauta :
— Tu parles ? Diable, j’avais renoncé à attendre le son de ta voix…
Perrot baissa la tête :
— Pour votre cicatrice, reprit-il, je n’y suis pour rien. Aucune des guérisons qui se déroulent en ma présence n’est voulue par moi.
Il haussa les épaules :
— Cela se passe, voilà tout.
Até sourit :
— Quel étrange petit garçon tu fais !
Elle s’installa confortablement dans son bain.
— J’ai été élevée en Orient, loin de mon père. Là-bas, un phénomène tel que toi aurait attiré à lui les plus grands savants, on t’aurait étudié, protégé, accompagné. Alors qu’ici, il faut te cacher, ne pas ébruiter tes dons, mentir !… Tu ne t’en rends pas encore compte, mais si je suis aujourd’hui avec toi, Perrot, c’est aussi pour te sauver la vie…
Le garçon releva le front.
— Et Maurin ?
— Qui ?
— Maurin. Mon ami de Cantimpré que vous avez fait tuer d’un coup d’épée. Vous ne lui avez pas sauvé la vie !…
Até réfléchit et se souvint du garçon massacré dans le presbytère.
— En effet, dit-elle. Comment t’expliquer ? Ce père Aba ne vous éduquait-il pas en vous exposant des proverbes ?
— Oui. C’est vrai. Comment le savez-vous ?
— J’étais renseignée sur ton compte bien avant de venir te chercher. Eh bien, ce père Aba aurait dû vous inculquer ce vieux dicton : Pour avoir l’amande, il faut rompre le noyau . La mort de ton ami était un mal nécessaire. Elle a montré notre détermination à te trouver et nous a fait passer pour une bande de monstres sanguinaires…
Elle sourit :
— Cela compliquera d’autant la tâche de ceux qui voudraient nous retrouver. Crois-tu qu’ils pourraient nous imaginer ici, tous les deux, accueillis comme une noble qui voyage avec son héritier ?
Perrot resta un moment silencieux avant de reprendre :
— Le père Aba nous a en tout cas enseigné ce que l’on risquait à ôter la vie à quelqu’un. Vous irez en enfer pour la mort de Maurin !
Até éclata de rire.
— Tu seras un jour familier avec des textes anciens qui t’expliqueront en quoi les femmes sont privées d’âme. Oui, Perrot, je n’ai pas d’âme et je suis une des rares de ma race à m’en féliciter : je ne peux pas être damnée pour les horreurs que je commets ! Tu ne t’es jamais demandé pourquoi la femme incarnait si facilement la sorcière et la magicienne ? Mais c’est que le diable n’a aucune prise sur nous. Je n’ai pas d’âme, Perrot, tout m’est permis !
Le garçon fronça les sourcils.
— Je ne vous crois pas. Ma mère a une âme,
Weitere Kostenlose Bücher