Délivrez-nous du mal
l’épée de Cantimpré. Fébrile, il ne craignait pas de verser le premier sang.
Il se retrouva coudes au corps avec des hommes de toutes encolures, la plupart descendus au-dessous du niveau de la brute. La sauvagerie de leur physionomie ne l’impressionnait plus ; il se mettait lui-même à affecter les dehors de ces brigands.
À la nuit tombée, Isarn fit circuler un ordre étonnant :
— Que ceux qui ont des sentiments religieux fassent leur prière, car tous ne réchapperont pas de l’attaque de cette nuit.
Et Aba fut surpris d’apercevoir des brigands marmonner coup sur coup toutes les prières de leur enfance.
Depuis combien de temps, lui, le prêtre de Cantimpré n’avait-il pas ressenti l’urgence de prier ?
« On sait des assassins qui ont renié leurs crimes et qui sont devenus de bons prêtres, mais combien de prêtres ont abandonné leur sacerdoce pour devenir tueurs ? »
Il revit soudain en pensée les sourires d’Esprit-Madeleine et de leur fils, le bonheur à Cantimpré, leur amour éperdu à Paris…
Souvent, à Cantimpré, il exposait devant ses fidèles le récit du sacrifice d’Isaac et vantait la beauté du geste d’Abraham.
Aujourd’hui, il n’y croyait plus.
Même pour Dieu, il n’immolerait pas son fils.
La nuit tombait. Avec elle apparurent les premières lumières aux croisées étroites du donjon ; elles confirmaient le nombre important des occupants des lieux. On entendit le timbre ténu d’une cloche de chapelle marquer les temps liturgiques.
Après plusieurs heures d’attente, qui représentaient autant d’heures de torture pour Aba, les lumières s’estompèrent sur la façade ; tout s’endormait. Une flèche à la pointe enflammée fila enfin dans les airs depuis l’enceinte du château, dessinant une parabole d’étincelles dans l’obscurité.
— Amis, il est temps ! s’exclama Isarn.
Les hommes se mirent à avancer vers la motte du château, sans torches ni flambeaux, gravissant le talus jusqu’au fossé, se tenant de part et d’autre de la butée du pont-levis.
Le père Aba les suivait. Il sentait les nerfs à nu de ses voisins, la tension de leurs muscles, il voyait se dresser l’ombre des remparts du château, de plus en plus massifs à mesure qu’il approchait.
Une demi-lune se réverbérait sur la neige. Aba conservait l’épée de Cantimpré dans la main droite, les jointures des doigts blanchies par la crispation sur le pommeau. Les hommes autour de lui portaient des masses, des tranchoirs, des arbalètes, des hauberts et des corselets de mailles.
Le pont-levis s’abaissa lentement, sans bruit, retenu par deux chaînes, mis en mouvement grâce à la machinerie tombée aux mains des partisans d’Isarn.
« Ces hommes sont bel et bien invincibles, pensa Aba en observant ce pont mobile qui obéissait à la volonté des brigands. Le roi de France est-il le maître d’un pays lorsque les bandes pillardes qui l’infestent sont infiltrées dans la moindre de ses places ? »
Le pont se cala sur sa butée, enjambant le fossé d’eaux noires.
À l’intérieur de l’enceinte, Aba n’aperçut que deux torches allumées encadrant une porte à grosses têtes-de-clou au pied du donjon. Dans l’intervalle entre la tour et l’enceinte de défense, aucune silhouette.
La brèche ouverte pour les pillards n’avait encore éveillé personne.
— Les guets de nuit ont été maîtrisés. Allons ! ordonna Isarn.
Les forces en place se composaient de deux groupes d’une quarantaine d’hommes. Le premier enfonçait la position ennemie et le second interviendrait peu après pour remporter le siège.
Isarn, Leto Pomponio et quatre autres combattants étaient à cheval. Ils caracolèrent sur le pont et Aba et ses voisins les suivirent en courant.
Dès qu’il eut franchi le mur d’enceinte, le prêtre regarda autour de lui. La cour déserte était encombrée de réserves de bois, de paille et de chars à bras renversés. Le sol était pavé. Les sabots des chevaux le martelèrent bruyamment. Aucune lumière ne se rallumait pourtant dans le donjon…
Aba aperçut un puits et constata que, contre toute habitude, la machinerie de levage du pont-levis n’était pas située au ras du sol mais au dernier degré des remparts, ce qui empêchait les assaillants de s’en rendre maîtres à leur arrivée.
Isarn commanda d’attaquer les portes du donjon. Il descendit de cheval et pénétra dans la tour dès que le passage fut
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