Délivrez-nous du mal
dernières années réduite en cendres.
Matthieu poursuivit :
— J’ai voulu sauver votre enseigne des flammes, mais l’un des soldats s’en est saisi avant moi et l’a emportée.
Bénédict sourit.
— C’est égal. À la vérité, je ne l’ai jamais appréciée. Dis-moi plutôt si tu as pu entrer en contact avec Zapetta et ses parents… Les as-tu alertés ?
— Oui, maître. En cela, tout est bien ; je les ai conduits chez votre ami Salvestro Conti qui a accepté de les héberger dans la bâtisse de ses apprentis. Ils y sont en sécurité et Zapetta attend vos instructions.
Il ajouta :
— Qu’allez-vous faire à présent, maître Gui ?
— Disparaître. Me faire oublier un moment.
— Vous reviendrez à Rome ?
— Je veux le croire. Un jour. Mais sous une autre identité.
Matthieu baissa la tête.
— Il faut garder espoir, reprit Gui. Je démêlerai cette énigme. Je le dois à Zapetta, comme à ceux qui se sont sacrifiés pour moi via delli Giudei. Cette affaire est maintenant la mienne.
Matthieu hocha tristement la tête.
Devant la barge, les arcs du pont Mollé se dessinaient lentement. Jean Soulié poussa un sifflement et le garçon se dressa.
— C’est ici que je dois vous quitter, maître.
L’homme et l’enfant s’étreignirent longuement.
— Que le Seigneur vous tienne en sa bonne garde, maître Gui !
— Toi aussi, mon petit ami. Reste prudent.
Avant que le bateau de Jean Soulié ne passât sous le pont, Matthieu gravit une pile de caisses ; une corde se déroula à point nommé et flotta dans les airs, il s’y agrippa et, au seul jeu de ses poignets, se hissa jusqu’au pont, rapide et souple comme un petit singe.
Après avoir franchi le pont, Bénédict se retourna et vit Matthieu faire de longs signes de la main.
Bénédict Gui, voyant ce doux visage disparaître peu à peu au rythme de l’eau, ressentit un pincement au cœur. Sans parents, sans vieux amis, Matthieu et sa grand-tante Viola étaient de famille ce qu’il avait eu de plus proche depuis bien longtemps…
Quatre heures plus tard, il rejoignait avec Soulié Ostie et le canal de Portus. Ce port commercial n’avait plus rien à voir avec son opulence du temps des empereurs Claude et Trajan. Toutefois il s’y dressait encore d’immenses entrepôts et la vie marchande y restait importante.
Bénédict Gui mit pied à terre sans être inquiété. Le manifeste de bord de Jean Soulié faisait état de deux membres d’équipage, tout paraissait en règle.
— Merci, Soulié.
Le gros homme était heureux d’avoir pu secourir Bénédict. L’année précédente, un riche négociant avait voulu lui disputer sa licence de navigateur, mais Bénédict avait plaidé sa cause et sauvé son commerce.
— Je désespérais de jamais pouvoir vous rendre service, protesta le marin.
En quittant le port, Bénédict Gui se dirigea vers les comptoirs et les quais populeux des marchands. Il y trouva une échoppe de vêtements destinée aux commerçants de la ville. Il acquit une panoplie qui voulait faire accroire qu’il était un marchand prospère : larges braies, surcot de couleur, long manteau à revers de fourrure, colliers et bracelets voyants, chapeau à bords dessinés. L’un des deux ducats de Maxime de Chênedollé fut absorbé par ce travestissement.
C’était la première fois, en six ans, que Bénédict tolérait d’abandonner ses habits de veuf. Il acheta une sacoche de cuir de Cordoue puis prit la direction des ateliers des arsenaux d’Ostie. Là, il acquit quelques menus outils : un foret de diamètre très mince, une drille et une coupelle de granit qui servait à moudre les pigments pour colorer les noms des bateaux. Il se munit en bougies et en amadou.
Il franchit enfin la porte d’un barbier.
— Rasez tout, lui dit-il.
Et Bénédict perdit sa légendaire barbe inculte et ses longs cheveux. C’était sa manière à lui de se travestir : il ne cachait pas son visage, il le découvrait.
Mais lorsqu’il aperçut son nouveau reflet, sans ses habits de deuil, costumé comme un négociant de vin, retrouvant cette figure qu’il fuyait depuis tant d’années, il pâlit au point que le barbier crut qu’il allait défaillir.
Après quoi, Bénédict Gui se rendit dans le quartier de Milà où se concentraient les antiques palais romains des maîtres des riches corporations maritimes du passé. Sur cette petite colline résidaient toujours ceux qui dominaient le trafic
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