Dernier acte à Palmyre
cesser d’exister. Tout juste si nous pourrons écouter des pièces lues par des bandes d’amateurs assis en rond sur des tabourets pliants. De nos jours, les gens n’acceptent plus de débourser leur argent que pour les mimes et les chanteurs. Si on veut remplir une salle de théâtre, il faut y mettre des femmes nues, des animaux exotiques, et sacrifier des hommes en scène. La seule pièce qui obtient du succès en ce moment, c’est Laureolus.
Laureolus racontait l’histoire d’un brigand qu’on crucifiait au dernier acte. Un moyen comme un autre de vider la prison locale en sacrifiant pour de bon un vrai criminel.
— Pourquoi es-tu aussi sombre, Chremes ? demanda Helena. Je t’ai connu plus optimiste.
— Il est temps de faire face à la réalité.
— Il était temps de faire face à la réalité il y a vingt ans !
Phrygia paraissait encore plus déprimée que son époux détesté.
— Pourquoi tu ne peux pas avoir le théâtre ? insista Helena.
Notre directeur laissa échapper un énorme soupir.
— Les habitants de Palmyre en ont soi-disant besoin pour y tenir des réunions publiques. C’est du moins la raison qu’on m’a donnée. J’en ai pas cru un mot, bien sûr. Soit ils n’aiment pas le théâtre, soit ce qu’on propose ne les intéresse pas. Être riche ne veut pas forcément dire qu’on est cultivé. Ces gens ne sont rien d’autre que des bergers et des chameliers vêtus d’étoffes précieuses. Alexandre est censé être passé par là, mais à mon avis, il s’est bien gardé de s’arrêter. Ces gens n’ont aucun héritage grec, alors offrir à un édile de Palmyre d’assister à une comédie grecque ou latine, c’est comme donner de la confiture à une chèvre.
— Conclusion ? interrogeai-je après qu’il eut enfin terminé sa tirade. Allons-nous retraverser le désert pour regagner Damas, sans avoir donné une seule représentation ?
— Si seulement ça pouvait être vrai ! laissa tomber Phrygia sans élever la voix.
Plus que jamais, elle paraissait en vouloir au monde entier. Au point que ce soir, elle ne prenait même plus la défense de sa compagnie bien-aimée. Peut-être était-ce dû au fait qu’après toutes les vicissitudes des dernières semaines, ladite compagnie se lézardait. Chremes se tourna vers moi. Son exaspération semblait s’être apaisée.
— Il y a eu quelques problèmes aujourd’hui, parmi les membres de la troupe.
Tout d’abord, je crus qu’il venait solliciter mon aide à ce sujet, à cause du succès que j’avais obtenu lors de la grève des musiciens et des machinistes. Mais je me trompais.
— Le pire, c’est que Philocrates m’a donné un préavis. Ne pas obtenir de théâtre ici est plus qu’il n’en peut supporter.
Je laissai échapper un petit rire moqueur.
— C’est pas plutôt ne pas obtenir de femmes qu’il ne peut pas supporter ?
— Ça n’arrange pas les choses, c’est vrai, acquiesça Phrygia. Mais j’ai surtout cru comprendre qu’il était furieux que quelqu’un l’ait accusé d’être pour quelque chose dans certains drames récents.
— Ce quelqu’un, c’est moi, admis-je. Je prêchais le faux pour savoir le vrai. Il ne peut pas m’avoir pris au sérieux.
— J’en suis pas si sûre, intervint Thalia. Ce Philocrates a une bite à la place du cerveau.
Elle n’était avec nous que depuis deux ou trois jours, mais rien ne lui échappait, et elle trouvait toujours des formules concises pour résumer sa pensée.
— Il n’est pas le seul à vouloir partir le plus vite possible, Falco, précisa Phrygia. Ils sont beaucoup à réclamer leur argent.
— Oui, la troupe est en train de se désintégrer, concéda Chremes. Mais nous allons donner une dernière représentation, déclara-t-il avec un grand geste de la main.
Sa « dernière représentation » me paraissait aussi engageante qu’une fête à laquelle vos créanciers arrivent sans avoir été invités, au moment où vous vous apercevez qu’il n’y a plus de vin, juste après avoir avalé une mauvaise huître.
— Où ça, Chremes ? Tu viens de nous dire que tu n’avais pas obtenu le théâtre…
— Ah ! mais je ne me laisse pas décourager aussi facilement.
Je tentai de garder un visage neutre.
— Il y a une petite garnison romaine à Palmyre, poursuivit-il comme s’il changeait de sujet. Ils sont plutôt discrets – question de politique sans doute. Ils sont là pour réaliser une étude sur les routes, rien qui puisse
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