Dernier acte à Palmyre
n’avait aucune chance. Heliodorus ne partageait jamais son outre de vin.
— Son compagnon avait peut-être emporté ses propres provisions ? Et elles ont tenté Heliodorus ?
— C’est possible.
— Crois-tu qu’Heliodorus ait pu se lier avec quelqu’un à Pétra à l’insu de la troupe ?
— J’en doute. (Chremes semblait parfaitement certain de ce qu’il avançait.) Les autochtones étaient très réservés, et d’ailleurs, nous n’avons pas coutume de nous mélanger avec les marchands – ni avec personne d’autre, à vrai dire. Notre petit groupe est assez fermé. Et nous trouvons assez de sujets pour nous disputer entre nous, sans en chercher à l’extérieur. Et puis nous ne sommes pas restés assez longtemps dans la ville pour avoir le temps d’y nouer des contacts.
— Je l’ai personnellement entendu quand il grimpait vers la Haute Place. J’ai eu la nette impression qu’il connaissait la personne avec laquelle il discutait. (D’après son expression, Chremes comprenait où je voulais en venir. J’avais donc cessé de tourner autour du pot :) C’est exact : cela signifie qu’il a été tué par un membre de ta troupe.
Le chef de troupe m’avait alors demandé d’ouvrir l’œil et le bon. Il ne m’engagea pas vraiment pour résoudre ce mystère, avec des honoraires à l’issue de mon enquête – c’eût été trop beau. Mais en dépit de sa répugnance instinctive à s’impliquer dans le drame, s’il abritait un assassin dans sa compagnie, il tenait à savoir de qui il s’agissait. Les gens aiment pouvoir insulter leurs compagnons de voyage, ou les laisser payer tout le vin bu, sans s’inquiéter de provoquer par hasard l’homme qui va vous enfoncer le visage dans l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Parle-moi d’Heliodorus, Chremes. Est-ce que quelqu’un en particulier le détestait ?
C’était une question on ne peut plus banale.
— Ha ! Tout le monde le détestait, avait-il éructé.
Voilà un beau début ! me dis-je. La façon dont il s’était exprimé venait de me convaincre que chaque membre de la troupe ayant fait le voyage de Pétra pouvait être responsable du meurtre de ce malheureux scribouillard. En conséquence, au long du trajet vers Bostra, Helena et moi devrions les cuisiner tous.
14
Bostra était une cité de basalte noir, entourée d’une terre labourée tout aussi noire. Une cité florissante. Elle vivait du commerce, mais générait elle-même la plus grande partie de sa prospérité. Elle était dotée d’une porte imposante, d’architecture typiquement nabatéenne, et le roi y disposait d’un deuxième palais à l’intérieur des remparts. Pour des Romains, il s’agissait d’une ville étrangère, et pourtant elle nous était curieusement familière. Des conducteurs d’ânes irascibles nous lancèrent des injures, parce que nous avions bloqué la voie en nous arrêtant pour décider où nous irions. Des boutiquiers aux yeux calculateurs nous crièrent de venir admirer leurs marchandises. La nuit tombait déjà, lors de notre arrivée, et nous fûmes accueillis par l’odeur familière des feux de bois qui s’échappaient des fours et des bains publics. Il s’y mêlait les senteurs plus épicées de la nourriture en train de cuire. Par moments, la puanteur des tanneries prédominait, aussi nauséabonde qu’à Rome, et la lumière vacillante des lampes à huile éclairant chichement les taudis dégageait la même senteur rance que dans les venelles de l’Aventin.
Tout d’abord, il nous fut impossible de trouver les autres membres de la troupe. Les cabotins restés en souffrance ne se trouvaient plus au caravansérail où on les avait laissés. Chremes ne paraissant pas très enclin à s’enquérir ouvertement de leur sort, Helena et moi en déduisîmes que quelque scandale avait dû éclater en son absence. Plusieurs comédiens partirent alors sillonner la ville en espérant apprendre ce que leurs collègues étaient devenus. Les autres gardaient les chariots et les bagages. Nous dressâmes notre tente avec l’aide silencieuse de Musa. Après avoir dîné, nous restâmes assis à attendre tranquillement le retour de la troupe. C’était la première fois que nous avions l’occasion de mettre en commun ce que nous avions pu découvrir jusque-là.
Pendant le trajet, pour varier les plaisirs, nous avions invité des comédiens à voyager avec nous, à tour de rôle. Puis, quand Helena s’était lassée de me
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