Dernier acte à Palmyre
petite pièce de cuivre dans la main de son employé.
— Va donc faire un tour et achète-toi une pomme, suggérai-je.
Anacrites ne put dissimuler sa fureur de me voir interférer avec son personnel. Pendant qu’il cherchait une parade, l’homme de Thrace traça, et je me laissai choir sur le tabouret qu’il venait de libérer. M’étalant au maximum, j’occupais presque tout l’espace vital. Sans hésiter, je me saisis d’un manuscrit que je parcourus des yeux sans vergogne.
— C’est un document confidentiel, Falco !
Je continuai à dérouler le parchemin en haussant les sourcils.
— Par tous les dieux, je l’espère bien ! rétorquai-je. Personne ne voudrait que le public soit au courant de cochonneries pareilles…
Je laissai alors tomber le manuscrit derrière mon tabouret, hors de sa portée. Il devint rouge de fureur, de ne savoir quels secrets j’avais découverts.
À la vérité, je ne m’étais même pas donné la peine de lire. Ce qui parvenait jusqu’à ce bureau ne méritait l’intérêt de personne. Presque toutes les intrigues mises au point par Anacrites auraient fait rigoler n’importe quel badaud du Forum. Je n’avais pas l’intention de perdre mon temps avec ces fariboles.
— Falco, arrête de semer la pagaille dans mon bureau !
— Donne-moi le message, et je disparais.
Anacrites dut faire appel à sa conscience professionnelle pour recouvrer son calme. Baissant la voix, il déclara :
— Enfin, Falco, on devrait être tous les deux du même côté.
J’avais soudain l’impression de me trouver avec un ami ivre qui venait d’atteindre le point où il allait tenter de m’expliquer pourquoi il avait poussé son vieux père du haut d’une falaise.
— Je ne comprends pas pourquoi on est si incompatibles, toi et moi !
Plusieurs raisons me venaient à l’esprit. Pour commencer, il n’était qu’un sinistre requin manipulateur bourré de mauvaises intentions. Il recevait un bon salaire pour très peu de travail. Moi, j’étais un héros indépendant toujours occupé à agir de son mieux dans un monde cruel – ce qui ne lui rapportait que de modestes sommes qu’il devait attendre fort longtemps. Anacrites restait au palais à musarder en mettant au point des concepts improductifs pendant que je me trouvais sur le terrain pour sauver l’Empire, sans hésiter à me salir et à prendre des coups.
— J’en ai pas la moindre idée, dis-je cependant, avec un sourire suave.
Il savait que je mentais. Puis il me lança les mots que j’ai toujours peur d’entendre dans la bouche des bureaucrates :
— Alors il est temps qu’on se rabiboche, Marcus Didius, mon vieil ami. Viens, je t’emmène vider un gobelet…
3
Il me traîna à sa suite jusqu’au thermopolium fréquenté par les secrétaires du palais, un endroit toujours plein d’individus épouvantables qui aimaient à croire qu’ils menaient le monde. Quand les punaises de papyrus sortent se pavaner et pontifier, elles ne le font que parmi leurs égaux.
Ils sont même pas fichus d’avoir un bar potable. Dans celui-ci, il fallait rester debout et respirer un air fétide – il suffisait de regarder la clientèle pour comprendre pourquoi. Les couches de sauce solidifiées sur le rebord des rares marmites de nourriture paraissaient vieilles de plusieurs semaines. Visiblement, elles ne donnaient envie à personne de se restaurer. Dans un plat ébréché, un vieux cornichon desséché servait de perchoir à deux mouches en train de copuler. Un serveur à l’air rébarbatif jetait des poignées d’herbes dans du vin qui avait bouilli au point de ressembler à du sang coagulé.
Il était encore tôt, mais une dizaine de types aux tuniques douteuses se serraient les uns contre les autres, se lamentant sur leur travail épouvantable et l’absence de promotions pourtant méritées. Ils lampaient tristement, comme si on venait de leur annoncer que les Parthes avaient balayé cinq mille vétérans romains et que le cours de l’huile d’olive s’était effondré. Ça me rendait malade, rien que de les regarder.
Anacrites passa la commande. Je compris que la situation était pire que je l’imaginais quand je le vis également payer la note.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? D’habitude, un employé du palais se précipite aux latrines à la moindre vue d’une facture !
— Tu as toujours aimé plaisanter, Falco.
Dans ce cas précis, je ne plaisantais pas.
— À ta santé, dis-je poliment, en
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