Des hommes illustres
la voie ferrée
proposaient aux nouveaux colons du lard, de la poudre et des dentelles. A
mesure qu’une nouvelle demande se faisait jour dans la commune, on voyait
arriver sur les comptoirs, à côté des rubans tue-mouches et des berlingots de
shampoing rose et vert, une compilation sur disque grand format des plus grands
succès de l’opérette interprétés par le roi de l’accordéon et son grand
orchestre de trois musiciens. Dans cette quasi-économie de montagne, il fallait
répondre à tous les besoins : de la bouteille de gaz au papier à lettres
en passant par les déjeuners en porcelaine « souvenir de ma première
communion ». C’est là que papa intervenait.
Il lui arrivait de se détourner de plusieurs dizaines de
kilomètres pour placer deux verres et trois assiettes dans une
épicerie-bourrellerie-café d’un obscur village de l’Arcoat. La Bretagne avait
le don de ces commerces composites où les couples réunissaient leurs talents
comme on ajoute une corde à son arc dans l’espoir d’améliorer l’ordinaire.
Certains étaient de vrais maîtres Jacques : maraîchers le matin, coiffeurs
l’après-midi, agents d’assurances le soir. Le débit de boissons était l’appoint
obligé. N’exigeant de son propriétaire aucune formation spécifique sinon de
réussir à remplir les verres à ras bords (avec ce coup de main précis qui
imprime un demi-tour à la bouteille afin d’éviter que la dernière goutte ne
glisse le long du goulot), il garantissait un revenu minimum mais constant, la
baisse de la consommation n’atteignant les plus fervents que sur leur lit de
mort. En outre, associé à chaque point de vente, il permettait d’allonger
d’autant la tournée des bars – seule recette éprouvée contre l’ennui et la
solitude –, et donc de retarder au plus loin l’heure redoutée de rentrer chez
soi. A Random, dont le bourg pourtant modeste compta jusqu’à dix-sept cafés, on
pouvait déterminer le moment de la journée en fonction de l’état d’ébriété des
plus assidus. Le dimanche, par exemple, quand monsieur Untel, qui passait avec
une rigueur métronomique d’une buvette à l’autre, arrivait en titubant à sa
dernière station, on savait qu’il était deux heures de l’après-midi, que nous
venions d’en terminer avec nos éclairs au chocolat et que madame Untel, son
épouse, attendait stoïque depuis la fin de la grand-messe, son sac à main sur
les genoux, dans l’unique voiture encore garée sur la place.
Quant à monsieur René, c’était un cadran solaire à lui tout
seul. Et le soleil n’avait pas besoin de se montrer pour que rougisse son
nez : rutilant, bourgeonnant, une fraise des quatre saisons. C’était un
vétéran de Quatorze qui finissait ses jours à l’hospice et progressait à petits
pas glissés en s’aidant de deux cannes. Sa journée était occupée par deux
grands tours de la place, avec arrêt systématique à chaque café. Dans
l’intervalle, il retournait prendre son repas à la cantine. Considérant sa
vitesse de déplacement à quatre temps (un pied, une canne, l’autre pied,
l’autre canne) et la côte sévère reliant l’hospice au Dourg, on pouvait dire de
monsieur René qu’il était un homme très occupé.
Le rituel était immuable de ce manège fatal. On poussait la
porte d’un café, on saluait la compagnie, et la compagnie ne vous autorisait à
repartir que lorsque chacun de ses membres avait régalé tout le monde, ce qui,
arithmétiquement, faisait autant de tournées que de buveurs, sans oublier le
petit dernier pour la route. On imagine les risques encourus par un voyageur de
commerce circulant dans une région constituée des cinq départements les plus
alcooliques de France. Il dut toutefois se lasser de ces réunions au sommet où
les affaires se traitent en choquant deux verres l’un contre l’autre, puisqu’on
découvre sa signature au bas d’un document par lequel il prête serment de ne
plus jamais toucher à une goutte d’alcool. Peut-être avait-il quelques jours
auparavant dépassé les bornes, mais il s’y tint, commandant sa menthe à l’eau
au milieu d’un cercle d’intempérants, sans défaillir. Et nul ne se serait avisé
de jouer devant lui les diables tentateurs. Peine perdue.
Aussi maigre que fût la commande, elle avait tout de même
exigé qu’il déballât devant son client la dizaine de valises qui encombraient
le coffre et le siège arrière démonté de la 403. Chaque
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