Des hommes illustres
mal. Alors, pour compenser
l’effet désastreux de cette dérobade, elle élève le ton et bientôt vous
recueillez les fruits de cette intense activité spirituelle : la lumière
revient. Vous laissez cependant la bougie allumée, dans la crainte d’une prochaine
coupure, même si au-dehors il semble que la tempête se calme. Encouragée par
cette première victoire, la petite tante met les bouchées doubles et cette fois
vous perdez définitivement pied, incapable de soutenir l’allure de derviche
tourneur qu’elle imprime à son chapelet. Vous la laissez seule dans son
invocation au long cours, portée par la puissance divine et l’espérance du
salut. Bien que son petit visage chiffonné dépasse à peine du sommier haut sur
pieds, elle vous paraît léviter, au point que vous vérifiez d’un coup d’œil que
ses genoux n’ont pas quitté le sol. Bercé par le rythme lancinant de la prière,
peu à peu le sommeil vous gagne. Vous ne sauriez dire combien de temps a passé
depuis la chute tragique, quand quelqu’un, vous avez oublié qui, pousse la
porte de la chambre et, après un silence, annonce simplement : c’est fini.
L’expression est vague et pourrait s’adapter à mille
situations. Pourtant, spontanément, vous comprenez qu’en ce vingt-six décembre
mille neuf cent soixante-trois, à l’âge de quarante et un ans, votre père vient
de mourir.
Il était certainement de
ceux qui avaient le moins à perdre, sinon la vie, mais y tenait-il vraiment
quand on se souvenait de la Toussaint 41 et du grand jeune homme triste en
manteau de deuil penché au-dessus de la tombe des siens, incapable de
s’arracher au pouvoir d’aimantation de la dalle de granit sur laquelle étaient
gravées, de part et d’autre de la croix couchée, avec le nom de ses parents,
les dates couperets de sa récente infortune. Quinze mois s’étaient écoulés
depuis, où il avait appris à vivre seul avec ses ombres, et un matin de
février, jour anniversaire de ses vingt et un ans, il recevait une convocation
de la préfecture de Nantes l’informant qu’une commission déclarée compétente l’avait
désigné pour le travail obligatoire en Allemagne. La mesure était récente. Il
était dans les tout premiers à en bénéficier. Leurs usines manquant de bras,
appelés à colmater les brèches sur tous les fronts, les autorités allemandes
avaient invité le gouvernement de Vichy à « recenser les Français sans
emploi utile aux besoins du pays ». Ladite commission avait jugé que le
grand jeune homme triste répondait à la définition, qui avait repris sans
entrain, parce que l’époque n’avait pas grand-chose à offrir et qu’il faut
vivre, le petit commerce hérité de ses parents, dont la commune à coup sûr
pouvait se passer.
Comme pour un trousseau de collégien, la lettre précisait ce
qu’il lui fallait emporter : des vêtements chauds, des chaussures
« de fatigue et de sortie », des provisions de voyage pour deux
jours, ainsi que trois photographies pour l’établissement d’un passeport. Il y
ajouta autant de livres que pouvait en contenir sa valise, et parmi eux
« Les trois mousquetaires » dont il avait réalisé au cours de cette
année sombre l’adaptation théâtrale. Une adaptation très libre, à l’image des
pièces tirées de romans populaires à succès que la petite troupe d’amis
s’amusait à monter depuis quelques années : « Les mystères de
Paris », « Le bossu », « Le comte de Monte-Cristo »,
et un inoubliable (pour ceux qui l’avaient vu et en parlaient encore) pastiche
de Jules Verne intitulé « Le tour de la scène en quatre-vingt
minutes », avec toute une machinerie complexe – nacelle s’élevant dans les
cintres, tapis volant, trappes, escamotages, apparitions, toiles peintes –,
ainsi qu’un éléphant en carton et un dromadaire vivant que la bande d’amis
avait été chercher à La Baule où, l’été, il promenait petits et grands sur la
longue plage de sable fin et, le reste de l’année, végétait dans un garage, le
ramenant triomphalement à pied, la foule qui se pressait le soir de la
représentation lui réservant un accueil de star que le grand dromadaire blasé
considéra d’une moue dédaigneuse.
Quand il leur avait fait part de son intention de monter
l’œuvre de Dumas, ses amis avaient pensé qu’il s’attribuerait le rôle de
d’Artagnan ou, au moins, d’un des trois mousquetaires, mais il leur
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