Des hommes illustres
agonie.
Vous regagnez votre chambre. Vous vous glissez sous les deux
couvertures et le volumineux édredon gonflé de plumes d’oie, tout en repoussant
des pieds au fond du lit la bouillotte de caoutchouc brûlante qui, enveloppée
dans un sac en pilou et placée là avant l’heure du coucher, a chauffé les draps
en vous attendant. Dehors, le vent tourne à la tempête et fait grincer
l’enseigne métallique du magasin ainsi que le panneau publicitaire de la
station-service voisine, suspendu par des chaînes à la crosse d’un mât. A ces
gémissements se mêlent le claquement des ardoises arrachées des toitures qui
s’écrasent au sol. Ou bien c’est un objet inconnu qui dévale le bourg sous la
poussée du vent, ou un volet qui bat, un banc qui se renverse, un pot de fleurs
qui se lance sans filet d’un premier étage. L’Atlantique est coutumier de ces
sautes d’humeur qui bercent plutôt qu’elles ne perturbent votre sommeil.
Bien à l’abri, bien au chaud, vous lisez « Le colonel
Chabert ». Vu la couverture illustrée d’un cavalier de Géricault, il
s’agit sans doute d’une version abrégée pour la jeunesse, mais, quand vous
douterez d’avoir été un lecteur précoce, vous vous rappellerez qu’une raison
plus impérieuse que l’ennui vous fit interrompre, le lendemain de Noël de vos
onze ans, la lecture d’un roman de Balzac. Dans la chambre contiguë dont la
porte de communication reste en permanence ouverte afin d’assurer une meilleure
circulation de la chaleur, vos sœurs lisent aussi. Le bavardage du coucher a
cessé, remplacé par le froissement des pages que l’on tourne en prélude au
sommeil. Soudain, couvrant le vacarme de la tempête, un bruit sourd, provenant
cette fois de la maison, vous tire de votre lecture, comme la chute d’un corps
lourd, suivi aussitôt d’un cri d’effroi de votre mère. Vous vous précipitez
hors du lit en direction de la salle de bains. Au moment d’en pousser la porte,
un obstacle vous empêche de l’ouvrir, vous insistez, mais votre mère vous
demande presque en hurlant de faire le tour. Vous passez par la chambre
éclairée par les seules lampes de chevet qui la laissent au trois quarts dans
la pénombre. Le grand lit est vide, les couvertures repoussées. C’est dans la
salle de bains attenante, à la lumière crue d’un néon, que vous découvrez votre
père gisant sur le dos à même le linoléum gris, les yeux clos, la bouche
ouverte, ses jambes bloquant la porte donnant accès au couloir. Il respire
violemment, un souffle rauque, comme si la gorge était obstruée. Penchée
au-dessus du grand corps agonisant, votre mère l’agrippe aux épaules, tente de
le redresser, puis prend entre ses mains le visage inerte. Il s’est senti mal –
il faut appeler d’urgence le médecin – il a voulu se lever – elle a vu dans le
miroir du lavabo son visage subitement se crisper et, au moment où elle allait
se porter vers lui, le corps qui bascule en arrière. La chute, le sol qui
vibre, le médecin, appelez vite, en tombant sa tête a heurté le mur.
C’est Nine, l’aînée, qui se charge de téléphoner. En vain.
Il semble que la ligne est en dérangement. La tempête. Votre mère tambourine
alors contre la cloison de votre chambre en appelant au secours votre cousin
Rémi qui dort de l’autre côté. Elle crie et pleure tout en martelant le mur de
ses poings. Rémi entend et ouvre sa fenêtre. Après un échange affolé dans le
vent qui emporte les voix, Mathilde, qui l’a rejoint et dont on aperçoit en se
penchant les cheveux blancs pris dans un filet de nuit, annonce qu’elle court
chercher le docteur Maubrilland. Emmitouflée dans sa robe de chambre, une veste
de Rémi jetée sur les épaules – dans sa hâte, elle a pris ce qui lui tombait
sous la main –, la tête couverte d’un fichu solidement noué sous le menton,
elle se lance dans la bourrasque au milieu des ardoises qui volent avant
d’éclater sur la chaussée, courbée contre le vent, les pans de sa robe de
chambre s’écartant comme les ailes d’un homme-oiseau. Pendant ce temps, Rémi
court prévenir la tante Marie dans sa maison de poupée, c’est-à-dire qu’il
court avec ses moyens, traînant sa jambe claudiquante qu’il semble à chaque pas
retirer d’un sol mouvant. Ils arrivent bientôt tous les deux du jardin, la
tante en tête, de sa petite allure pressée, son manteau noir enfilé sur sa
chemise de nuit, et à peine ont-ils franchi la porte
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