Des hommes illustres
que le pays subitement se
trouve plongé dans l’obscurité. Rémi a sur lui son briquet-tempête avec lequel
il se chauffe régulièrement le bout du nez quand il rallume pour la vingtième
fois sa cigarette à papier maïs. De sa belle voix forte qui lui vaut d’être le
chantre attitré des grandes cérémonies liturgiques, il prévient la maisonnée de
ne pas s’inquiéter, qu’il sait où sont rangées les lampes à pétrole. Il sait
mais d’une manière imprécise, semble-t-il, à en juger par le remue-ménage dans
le placard. Il réclame à Marie une chaise pour atteindre l’étagère du haut, lui
demande de se dépêcher, parce qu’avec son briquet chalumeau il est en train de
se brûler. Petite dispute exaspérée à mi-voix. Bientôt la cage d’escalier
s’éclaire d’une lueur montante. Votre mère se porte au-devant du sauveur. Dans
le halo de sa lampe, Rémi découvre le pauvre visage effaré et, d’un geste
tendre, plein de compassion, pose sa main libre sur l’épaule de l’imminente
jeune veuve : « Le docteur ne va pas tarder », dit-il.
Il va tarder. Privée de sonnette, Mathilde lance des
gravillons dans les fenêtres du médecin qui n’entend pas puisqu’il dort côté
jardin. Ou ne veut pas entendre. Vous le suspecterez longtemps d’avoir fait la
sourde oreille quand pour sa défense il prétextera avoir attribué à la tempête
le mitraillage de ses vitres. En l’attendant, Rémi a placé une lampe à pétrole
sur un meuble de rangement de la salle de bains, au plus près du corps dont le
râle s’amenuise maintenant. Votre tante Marie vous entraîne tous les trois dans
la plus grande des deux chambres donnant sur la rue. Les livres de vos sœurs
sont encore ouverts sur le lit à la page fatidique. La maigre flamme de la
bougie, plantée dans son bougeoir de céramique rouge sur la table de chevet,
maintient dans l’ombre la structure complexe des tuyaux du poêle composant
l’ingénieux système de chauffage paternel. Alors qu’elle se dirige vers la
fenêtre pour guetter l’arrivée de Mathilde, la petite tante est toute surprise
de heurter violemment du front un tuyau à l’oblique, tant sa taille de poche
l’a peu habituée à se baisser. A demi assommée, elle marmonne
« Joseph », sans que vous sachiez si elle maugrée contre ses talents
d’inventeur ou si elle l’appelle à son secours. Joseph l’entendrait-il qu’il
lui reste tout juste assez de souffle pour imprimer un disque de buée sur le
miroir présenté devant sa bouche. Après s’être assurée que le grand ensemble
tubulaire ne risque pas de s’effondrer, elle distribue à chacun de vous, tout
en se massant le front, un chapelet. Les siens – elle en a plein les poches,
qui s’entortillent dans ses mouchoirs – sont d’un modèle austère : grains
noirs et maillons argentés. Elle considère d’un mauvais œil que vous vous
serriez tous les trois dans le même lit quand elle se laisse tomber à genoux
sur la descente de lit dans un craquement de rotules, bras en croix, tête levée
vers le ciel (c’est-à-dire le plafond), paupières baissées, avant d’entamer
avec votre concours une sorte de marathon de prières : « Notre Père
qui êtes aux deux que votre nom soit sanctifié », suivi de dix « Je
vous salue Marie pleine de grâces le Seigneur est avec vous », puis retour
au Notre Père suivi à nouveau de dix Ave (ce qui donne une place dix fois plus
importante à la femme), le rythme s’accélérant à mesure qu’elle égrène en
boucle son chapelet, si bien que vous vous emmêlez dans votre comptage
personnel, ce qui vous vaut de sa part une remarque agacée quand vous récitez à
contretemps un Ave à la place d’un Pater.
Du couloir vous parviennent des bruits de pas, une agitation
que vous attribuez enfin à l’arrivée du médecin. Mathilde passe une tête par la
porte pour en donner confirmation. Du coup, la petite tante augmente la
cadence, comme si elle choisissait d’unir ses forces à celles de l’homme de
l’art pour livrer l’ultime bataille. Elle invite Mathilde à se joindre à votre
groupe, puis Rémi qui vient prendre de vos nouvelles, lesquels estiment qu’ils
seront plus utiles auprès de votre mère. Mais c’est le genre d’argument
raisonnable qui ne suffit pas à convaincre votre Marie. Elle est tellement
persuadée du pouvoir de la prière qu’elle les rendrait presque responsables
tous les deux si d’aventure l’histoire se terminait
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