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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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annonça
qu’avec leur accord il jouerait Planchet, le valet, dont il voulait faire un
élément comique de la pièce. Le projet était bien avancé, les répétitions dans
la salle paroissiale touchaient à leur fin et la date de la première (qui ne
devait être suivie que d’une seconde, à la rigueur d’une troisième) était
fixée. Ce départ pour l’Allemagne constituait un fâcheux contretemps, mais
comment s’y dérober quand la missive prévoyait, en cas de défection, d’évasives
mesures de représailles que les fusillés de Chateaubriant commandaient de
prendre au sérieux. Sa famille se réduisait à deux personnes maintenant. Le
cousin Rémi, avec sa jambe traînante, ne craignait pas grand-chose, qui plus
est pupille de la nation, mais il y avait aussi la tante Marie, sa compagne de
chagrin, qui, portant le deuil depuis vingt-cinq ans, n’avait pas eu à modifier
sa pauvre garde-robe à l’occasion de la mort de son dernier frère, le seul des
trois à être revenu vivant de la tourmente de Quatorze et qui là, quelques mois
après la disparition de sa femme, avait jeté définitivement les armes en se
laissant emporter par la douleur.
    Et maintenant on lui enlevait son neveu. Et tandis qu’elle
l’assiste dans ses préparatifs de départ, elle s’étonne qu’au lieu de rendre
ses tickets de rationnement comme l’exigeait la lettre, il les glisse dans la
doublure de sa veste. Mais pour toute réponse il se contente de lui donner ses
dernières directives concernant la maison (qu’elle l’occupe), le magasin
(qu’elle l’ouvre à ses heures perdues, dans la mesure où sa classe le lui
permettra, jusqu’à l’épuisement des stocks) et le théâtre. Car il l’a tout de
suite enrôlée dans la petite troupe et, flattée qu’il ait besoin d’elle, elle
s’est laissée faire. Non pour jouer les duègnes. Sa place, elle l’a trouvée au
ras des planches, dans la cage du souffleur. Après leur journée de travail, les
apprentis comédiens, artisans bouchers, charcutiers, cordonniers, menuisiers,
couvreurs, plombiers, épiciers, ont parfois un peu de mal à apprendre et à
retenir leur texte. Bien sûr, la distribution des rôles s’efforce de s’ajuster
aux talents de chacun, mais entre celui qui se prend pour Jules Berry et
réinvente ses répliques et l’autre qui ânonne ses bribes de dialogue, elle est
la coordinatrice indispensable qui évite les dérives, remet les égarés sur le
droit chemin de la ligne et tance de son ton d’institutrice agacée les mauvais
élèves oublieux de leurs leçons. Pour être passées dans sa classe et se
souvenir de ses colères, les quelques comédiennes occasionnelles connaissent
leur rôle sur le bout des doigts, bien mieux que les garçons, ce qui la
conforte dans l’excellence de sa méthode et l’autorise à lancer son petit
couplet féministe avant l’heure, mille fois exprimé, sur le sérieux des filles
et leur plus grande maturité, couplet qui pouvait aussi s’entendre comme une
défense et illustration de son célibat.
    Le soir de la première, elle était à son poste sous sa
guérite basse, arrivée bien avant tout le monde dans le théâtre, d’autant plus
soucieuse de la bonne marche du spectacle que Joseph lui en avait confié les
rênes. Elle avait mené les ultimes répétitions en gardienne du temple, coupant
court aux velléités autonomistes du Jules Berry de village et engageant le
reste de la troupe à respecter l’esprit et la lettre du travail de son neveu.
Sur ses recommandations, faute d’un remplaçant de dernière minute à la hauteur,
elle avait fait de Planchet une sorte de demeuré muet, confiant le rôle au
jardinier de l’école des filles, lequel s’était moulé sans mal dans sa nouvelle
fonction, s’exprimant naturellement par borborygmes, au point qu’elle lui
servait d’interprète auprès de ses camarades de scène. Elle lui avait expliqué
qu’il n’aurait qu’à suivre d’Artagnan comme son ombre quand on le lui
demanderait et de répondre par un grognement à ses questions. Avait-il
compris ? Il grogna. Il venait de passer brillamment son audition.
    La salle était comble. On remarquait dans l’assistance
quelques uniformes allemands. Ils étaient arrivés un dimanche ensoleillé de
juin 40, à la sortie de la messe de onze heures. Les fidèles discutaient sur le
parvis de l’avancée ennemie – certains avaient de bonnes nouvelles : on
les avait arrêtés à Saumur – quand

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