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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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deux motos pétaradantes remontèrent le bourg
à vive allure et effectuèrent sur la place un dérapage parfaitement contrôlé
qui les mit face à l’entrée principale de l’église. A voir leur accoutrement,
comme si l’on avait plongé l’ensemble moto-motocycliste dans une sauce
vert-de-gris, même les moins avisés comprirent que le bouchon de Saumur avait
sauté. Et, tandis que l’homme du side-car, casqué, lunetté, tenait en joue les
paroissiens avec sa mitraillette, on entendit Maryvonne soupirer :
« C’est complet », ce qui par la suite fut salué unanimement comme le
premier acte de résistance à Random.
    Le second fut à mettre à l’actif du garde champêtre, qui,
chaque dimanche à cette heure, rameutait la population en battant du tambour
avant de lire à haute voix les derniers avis relatifs à la vie de la commune.
Cette arrivée impromptue au moment de son entrée en scène risquait de gâcher
son petit numéro dominical, d’autant que les motards avaient été entre-temps
rejoints par une cohorte de voitures et de camions bâchés, bourrés d’hommes en
armes qui avaient investi toute la place. Son tambour en bandoulière, il
s’avança vers l’officier qui commandait le détachement, claqua des talons – ce
qui ne fit pas grand bruit comparé à l’écho des bottes allemandes – et, main au
képi, fit part de ses doléances. En tant qu’officier lui-même, certes municipal
mais assermenté, il se devait d’informer les citoyens des derniers arrêtés
communaux. Quoi ? Qu’avait-il dit de si drôle ? Il avait suffi de
quelques mots lâchés en allemand par son interlocuteur pour mettre
instantanément l’ensemble de la soldatesque en joie. Du côté des autochtones,
on ne trouvait pas là motif à se dérider. Correct, l’occupant ? Sans-gêne
(û prétendait même s’inviter chez l’habitant) et faisant preuve d’un évident
manque de tact. L’humiliation était à son comble. C’est alors qu’on vit le
garde champêtre décrocher les baguettes de la sangle qui lui barrait en
diagonale la poitrine, les placer correctement dans ses mains (prise différente
selon la main droite ou la main gauche) et, tout en revenant sur ses pas,
discrètement, comme un galop d’entraînement, une répétition à la
sauvette : ta tataratata, un court message rythmique censé traduire, selon
la version qu’il en donna par la suite, le « Tiens voilà du boudin »
de la rude langue des légionnaires, mais que d’autres, pour se dédouaner de
n’en mener pas large peut-être, attribuèrent plus mesquinement au tremblement
de ses mains.
    Quand le lourd rideau rouge s’ouvrit après qu’on eut frappé
les trois coups, il était là au milieu de la scène avec son tambour vengeur.
Seul l’uniforme avait changé qui transportait les spectateurs plus de trois
siècles en arrière, au temps des chats de Richelieu. Toutes les petites mains
de Random avaient donné de leur temps et de leur talent, dépouillé les
greniers, récupéré les tapisseries des chaises remisées et les dentelles des
vieilles robes démodées, pour qu’à cette reconstitution il ne manquât pas
l’illusion d’un velours ou d’une guipure. Derrière le garde champêtre
transformé en hérault avec ses bottes à larges revers en carton et son feutre
de chasse cabossé orné de plumes de coq, une toile peinte dans les ocres et les
roses représentait un semblant de place des Vosges en trompe-l’œil, du moins
pour les vues basses. Au fronton d’un porche, maintenu par deux filins tombant
des cintres, un panneau de gare indiquait : « Meung-sur-Loire »,
qu’il suffisait de modifier en fonction des changements de lieu, ce qui, compte
tenu de la complexité géographique du récit, aidait à circuler à l’intérieur
des tableaux – le décor de la place rebaptisée valant pour toutes les places.
Le mobilier était sommaire : côté cour, un abreuvoir à chevaux, côté
jardin, une table d’auberge encadrée de bancs de bois et surmontée d’une
enseigne en simili-ferronnerie : « Hôtel du Franc Meunier ».
Déjà les avis divergeaient dans la salle, d’où s’élevait une sombre rumeur.
Fallait-il voir dans ce « Franc » la revendication d’une identité
française au nez et à la barbe de l’occupant, et, dans ce
« Meunier », que le pays avait été roulé dans la farine ?
Bientôt, sur la foi de quelques érudits locaux, la réponse circulait dans les
travées : non, non,

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