Des hommes illustres
pas d’un grand secours.
Et, comme une illustration de cette fêlure, Bideau arrivera trop tard pour les
derniers sacrements.
Sitôt après avoir rangé l’échelle et la scie, et porté les
branches élaguées dans son atelier avec l’intention de les débiter plus tard,
il a annoncé qu’il montait s’allonger. Le fait est si inhabituel en milieu
d’après-midi qu’on vous demande de faire moins de bruit, « Votre père est
fatigué » et la cuisine où vous jouez est située juste au-dessous de sa
chambre. Alors vous dessinez sur un coin de la table ou entamez une partie de
cartes en silence. Vous ne vous doutez pas cependant que c’est une sorte de
veillée qui commence. Le jour du premier de l’an, Mathilde, la mère du cousin
Rémi – ils vivent ensemble dans la maison mitoyenne –, avouera un peu honteuse,
presque en s’excusant, comme pour apporter un élément à l’impensable, qu’elle
avait mis cette indisposition sur le compte des chocolats de la veille.
Le soir, à l’heure du dîner, il ne descend pas et reste
alité. Il avale sans doute le potage qu’on lui monte, ou peut-être a-t-il
manifesté le désir de ne rien prendre. Auquel cas vous le laissez se reposer.
Vous ne le revoyez qu’au moment où vous-même montez vous coucher. Il doit être
autour de dix heures et, timidement, vous entrez dans sa chambre l’embrasser.
Vous ne notez rien de particulier : il s’agit de votre père en pyjama, le
dos maintenu par l’oreiller, lisant dans le cône de lumière de sa lampe de
chevet. L’image est familière, au nom de quoi penseriez-vous à vous
alarmer ? Comme le lendemain 27 décembre est la Saint-Jean l’Evangéliste,
il n’oublie pas en vous embrassant de vous souhaiter votre fête. Il vous fait
un peu peur, cet homme, bien qu’il n’ait jamais porté la main sur vous, mais
son autorité en impose et vous cloue souvent le bec, alors quelle tête
ferez-vous quand vous apprendrez, des années plus tard, qu’il vous a donné ce
prénom-là, fêté à cette date-là, parce que c’est celui que portait le disciple
bien-aimé ? D’ailleurs, vous y tenez vous aussi, qui à chaque fois ne
manquez pas de vous récrier quand on le confond avec l’autre Jean, celui du 24
juin, le Baptiste, le décolleté. Beaucoup plus tard encore il vous viendra à
l’esprit que c’est aussi celui-là, le préféré, qui a rendu compte :
« C’est ce disciple qui témoigne au sujet de ces choses et qui les a
écrites. »
Il vous arrivera quelquefois de raconter que les derniers
mots qu’il vous adresse furent pour vous souhaiter votre fête. Non par goût
d’arranger la vérité (« Nous savons que son témoignage est vrai »),
mais parce que cela fait une fin à laquelle la coda n’ajoute pas grand-chose,
laquelle consiste, à la demande de votre mère sans doute, à lui apporter son
briquet. A moins que ce ne soit de votre propre initiative. Car ce père
épisodique que vous ne savez trop comment aborder, il vous arrive d’espérer par
de tels gestes gagner sa faveur. Vous retournez donc dans sa chambre,
timidement toujours, et ce n’est pas la maladie qui vous fait agir ainsi :
cette prudence attisée par la crainte qu’il vous inspire ne facilite pas les
élans.
Vous déposez le briquet sur la table de nuit en quête d’un
satisfecit, de ce sourire dont vous voyez bien, maintenant que vous le traquez
sur les photos, qu’il était empreint de gentillesse. Il ne vous vient pas à
l’idée que le fait qu’il n’ait pas fumé depuis le milieu de l’après-midi
pourrait être interprété comme un signe inquiétant. D’ailleurs, il a plusieurs
fois manifesté son intention d’arrêter. Sur le conseil du médecin ? Ce
serait dommage pour le briquet, cadeau de ses quarante ans, un briquet tout en
inox poli, doté d’une petite molette latérale et, en sa partie supérieure, d’un
bouton qui, pressé, libère le gaz – une double manipulation simultanée qui
nécessite pour vous l’usage des deux mains. Votre père a eu beau vous en
expliquer le fonctionnement en vous aidant à placer correctement le pouce et
l’index, votre main moulée dans la sienne, le briquet fait partie de ces
objets-Rubicon qui délimitent le territoire de l’enfance.
Il vous remercie. Cette fois, ce sont ses dernières paroles.
De lui vous n’entendrez plus qu’un râle douloureux s’amenuisant au fil des
minutes quand, allongé sur le sol de la salle de bains, il entrera en
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