Des hommes illustres
c’est bien dans le roman. D’ailleurs, le garde champêtre
de Louis XIH, après avoir battu le tambour et s’être essayé à des roulements
inédits, sortait de sa gibecière un rouleau de papier, dénouait la faveur rouge
qui l’enrubannait et en entamait la lecture à bout de bras : « Oyez,
oyez, avisse à la population, toute ressemblance avec des faits réels et des
personnages existants ou ayant existé ne serait nullement imputable aux
adaptateurs de cette pièce historique, mais aux faits réels et aux personnages
existants ou ayant existé. » Suivait une courte introduction évoquant le
départ du jeune d’Artagnan de la maison familiale, muni de la lettre de
recommandation de son père pour monsieur de Tréville, capitaine des
mousquetaires du roi. « Et maintenant, que le spectacle commence. »
Le garde champêtre avait imaginé de ponctuer son numéro en faisant virevolter
ses baguettes au bout des doigts, mais, à la dernière répétition, l’une d’elles
ayant atterri dans la cage du souffleur, la petite tante, à deux doigts d’être
éborgnée, avait décidé qu’on en resterait là.
Deux épais dictionnaires glissés entre elle et le banc
suffisait à peine à hisser son regard à hauteur des planches. Ses mains
agrippant le rebord du plateau, les feuillets dactylographiés par son neveu
étalés sous son nez, elle accompagnait d’un mouvement des lèvres le dialogue
des comédiens. Quand la mémoire de l’un d’eux faisait défaut, elle haussait le
ton, avec cette façon bien à elle – héritée d’une abondante pratique de la
prière et de la fréquentation de l’église – de parler fort à voix basse, si
bien qu’on l’entendait parfois de la salle, à qui il arrivait de reprendre en
chœur une réplique à l’unisson du comédien.
Ils étaient trois à présent à occuper la scène. L’apprenti
mousquetaire ferraillait avec un gentilhomme sous le regard d’une jolie blonde.
Comme les épées étaient en bois, le metteur en scène avait demandé à son
camarade André d’aiguiser en coulisses, l’un contre l’autre, deux grands
couteaux de boucher. D’une parfaite synchronisation dépendait la réussite du
bruitage. Il avait été convenu d’échanger trente coups. Afin de ne pas rater
son effet, le jeune homme aux mains tremblantes qui abusait déjà du vin avait
demandé à la tante de l’accompagner dans son décompte. Elle redoutait un trente
et unième coup qui eût ruiné la scène mais ne vint pas. Tout eût été pour le
mieux si André, qui jouait l’aubergiste, n’avait fait son entrée sur le plateau
ses couteaux à la main – ce qui mit l’assistance en joie.
La robe verte de Milady n’était pas garantie d’époque, en
dépit de ses brocarts et de ses dentelles, mais la jeune poitrine palpitante
qui gonflait le décolleté avait un caractère universel. Ce qui n’échappait pas
à ses partenaires. Du fond de sa cage, la petite tante veillait au grain en
jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus ses verres. Quand le
gentilhomme-menuisier serrait d’un peu trop près la gracieuse jeune femme, elle
remettait discrètement de l’ordre en tapant de son crayon sur les planches.
Parmi les recommandations du départ il n’y avait fait aucune allusion, mais
elle n’ignorait pas que la belle Milady était l’officieuse fiancée de son
neveu.
Elle venait d’une commune voisine. Une noce les avait
réunis. Ces cortèges sont dans le monde rural la plus efficace des agences
matrimoniales. Les deux partis veillent à appareiller au mieux les couples.
Ceux-là avaient pensé que le grand jeune homme triste au deuil récent
trouverait dans le beau soleil radieux à son bras une douce consolation. Du
moins avait-il trouvé en Emilienne sa Milady.
Comme la jeune starlette n’avait aucune expérience de la
scène, l’occasion se présenta pour elle de faire un bout d’essai dans une
Passion que montait le vicaire de Random. C’était un exercice particulier, plus
proche de la lecture pascale que du théâtre proprement dit, mais qui avait
l’avantage de divertir les bonnes âmes tout en leur offrant un spectacle
édifiant. Le projet se heurtait cependant à un veto de l’évêque de Nantes, qui
interdisait les représentations mixtes depuis que dans une commune du diocèse
sainte Véronique avait accouché d’un enfant dont plusieurs apôtres se
renvoyaient la paternité. L’affaire avait fait grand bruit auprès
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